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Le sociologue, les pêcheurs… et les coquilles Saint-Jacques – part.1

Analyse Critique de

La science et ses réseaux
Genèse et circulation des faits scientifiques
Michel CALLON et al.
La Découverte 1989

par José François, ingénieur et scientifique

Dans l’un des chapitres de cet ouvrage collectif, Michel Callon décrit et interprète une expérience tentée à Saint-Brieuc pour développer l’élevage des coquilles Saint-Jacques. Pour anecdotique qu’elle soit, cette « expérience » ou du moins la manière dont elle est relatée par Callon tient un rôle fondateur dans l’école de sociologie des sciences car elle est souvent citée comme première référence des « science studies » en France. A ce titre, il est intéressant d’analyser l’orientation de recherche donnée par ce texte à l’école des « sciences studies ».

L’introduction du livre, que Michel Callon a rédigée, est un bon résumé de l’idéologie de l’école de sociologie des sciences. Nous commençons par elle.

INTRODUCTION

Le fait scientifique comme construction de discours

Un fait scientifique – défini ici comme un énoncé contestable, largement diffusé et que personne ne conteste plus – ne résulte pas d’une évidence naturelle. (…) Les phénomènes naturels sont toujours susceptibles de plusieurs définitions et (…) les seules observations ne sont jamais suffisantes pour séparer plusieurs interprétations concurrentes. La nature est bonne fille. Elle se laisse exprimer par plusieurs discours contemporains ou successifs qui ne sont ni nécessairement cohérents, ni nécessairement compatibles les uns avec les autres. (p.9)

L’auteur réduit le fait scientifique à un énoncé. Il nie toute adéquation avec la réalité indépendante de la volonté humaine, la réalité de la matière inerte à laquelle l’homme s’est confronté depuis le début et sur laquelle porte la démarche scientifique. Tout fait scientifique n’est certes pas une évidence, comme par exemple le principe d’inertie, découvert par Galilée. Mais en déduire qu’il ne serait alors qu’« un énoncé contestable, largement diffusé que personne ne conteste plus » est une étrange définition. Réduire la validité de la science à un simple consensus ne résiste pas à un examen un peu attentif de la démarche scientifique. Et l’affirmation péremptoire que « les seules observations ne sont jamais suffisantes pour séparer plusieurs interprétations concurrentes » est bien sûr fausse. Il est manifeste qu’une observation bien conduite suffit à départager des interprétations concurrentes. Les exemples ne manquent pas, de la mécanique céleste à la thermodynamique.

Quelle est l’origine d’une définition si aberrante du fait scientifique ? Sans doute d’une différence sur la définition d’interprétation entre celle qui prévaut dans la littérature et les sciences dites « molles » d’une part – et que l’on peut également qualifier d’ « herméneutique » – et celle qui prévaut dans les sciences « dures » d’autre part. Notons qu’à la différence de l’interprétation littéraire ou en sciences humaines et sociales, les sciences de la nature sont en mesure de mettre des théories parallèles à l’épreuve de la réalité objective. Parmi ces théories, en général et tôt ou tard, l’une paraîtra comme la plus efficace ou la plus simple ou, enfin, la plus proche d’une description correcte du phénomène. C’est elle qui prévaudra. Cette sélection entre théories n’existe pas pour les interprétations qui sont en général toutes aussi valides et légitimes.

Aussi en prenant la notion d’interprétation, valide dans le contexte littéraire et en l’appliquant sans discernement aux sciences de la nature, M. Callon fait une erreur, source de toutes les confusions qui en ont découlé dans l’école des « science studies». Dans le cas des sciences de la nature, il serait plus approprié de parler d’hypothèses ou de théories, Un philosophe, Gilbert Hottois, a dit avec justesse que les sciences et les techniques étaient des activités humaines qui résistaient à la dérive langagière de la philosophie contemporaine. Si M. Callon en avait tenu compte, il se serait abstenu de la citation précédente qui est devenue un des mantras de son école.

Partons donc, pour comprendre la constitution des faits scientifiques, du laboratoire et des intermédiaires de toute sorte qui s’y trouvent rassemblés et qui médiatisent le dialogue du chercheur avec la nature et avec la société. (p.10)

Mais l’étude de la nature n’est pas un dialogue, c’est un processus conduit avec méthode, d’où les dangers de pousser trop loin la métaphore. Quant au dialogue avec la société, il est le même pour un chercheur que pour tout individu ou corps de métier.
Le point de départ postulé est donc mal choisi pour conduire une étude sérieuse et ne devrait pas permettre d’aller bien loin. Mais il permet de ramener dans un même plan la compétence propre du chercheur – l’étude du monde matériel naturel- et le rôle social du chercheur. Alors que le social est aux marges de la démarche scientifique, les science-studies construisent tout sur lui pour justifier leur rôle.

Le laboratoire comme entreprise

Le laboratoire constitue (certes) un centre d’accumulation de ressources et de transformation de ces ressources en des produits écoulés sur des marchés plus ou moins diversifiés. (p.14)

Avec un prolongement en bas de page :
Depuis Hagström (…) un parallèle a été établi entre marché économique et institution ou champ scientifique. (…) L’effet produit est particulièrement stimulant, puisque les scientifiques sont présentés comme des entrepreneurs-stratèges (…) Ces analogies (…) conduisent à faire l’impasse sur la seule question qui compte : comment la recherche parvient-elle à créer dans un même mouvement de nouveaux produits et la demande qui leur est associée ?

Marché économique, scientifiques présentés comme entrepreneurs-stratèges, nouveaux produits et demande, est-ce donc « la seule question qui compte » pour décrire la démarche scientifique? La voici vidée de tout contenu autre que l’usage mercantile de ses résultats. S’il est évident qu’il existe des scientifiques qui répondent à la définition d’entrepreneur-stratège, par exemple certaines icônes de la Silicon Valley, peut-on dire que l’activité scientifique se réduit à cela? Comment peut-on, sans tordre la vérité, faire entrer dans ce cadre la recherche fondamentale en biologie ou en physique, la recherche spatiale, l’étude de la terre et de son climat ?

Pour décrire la fabrication d’un fait scientifique, c’est-à-dire le double mouvement par lequel il est construit et trouve des débouchés, il faut donc analyser les réseaux qu’il noue et sans lesquels il serait vidé de tout contenu et de tout avenir. Comment passer de l’analyse économiste (…) à l’analyse sociologique qui montre comment les réseaux sont construits, c’est-à-dire comment une offre et une demande se nouent progressivement autour d’un produit particulier. (p.16)

Après avoir réduit l’explication au cadre restreint du marché, le texte accomplit une nouvelle réduction à la sociologie censée donner l’explication manquante. L’auteur ne retient que ces deux absolus : l’économisme (version micro-économie) et le sociologisme (version réseaux). Tout autre explication est accusée d’idéalisme et proscrite comme on le verra à la fin. Il s’en suit cette curieuse vision des relations de travail entre chercheurs:

Le chercheur collaborant avec un collègue biologiste, commence par croire ce qu’il lui dit de la biologie, de ce qu’elle lui explique, interdit, recommande puis peu à peu prend ses distances, détourne, bricole, redéfinit, profite des désaccords et des controverses, emprunte certains éléments pour en éliminer d’autres. (p. 18)

La phrase aurait été juste et plus conforme à l’observation empirique si elle avait été ainsi formulée : « le chercheur collaborant avec un collègue biologiste, croit ce qu’il lui dit de la biologie et emprunte certains éléments. ». Le reste ? Au mieux du prêt d’intentions qui sert à justifier le vocable « entrepreneur-stratège » en postulant le détournement du travail des uns au profit des autres. Si cette démarche était pratiquée elle créerait et propagerait les erreurs dans les résultats scientifiques, ce qui arrive malheureusement parfois. En effet, il y a un fort risque que le scientifique fasse un usage abusif d’un résultat d’un domaine dont il n’est pas spécialiste. Peu au fait de la cohérence de la discipline à laquelle il emprunte, il peut prendre ce qui l’arrange et en tirer des conclusions erronées. Aussi, tout scientifique responsable retourne à la source, vers le spécialiste dont il utilise un résultat, pour s’assurer auprès de lui de la véracité de ses déductions. Ce dialogue poursuivi et respectueux des connaissances de l’autre définit l’interdisciplinarité. Cela n’a rien à voir avec le grappillage ou plutôt le pillage décrit dans cette citation.

Épistémologie ?

Les deux propriétés qui caractérisent le fait scientifique – la capacité de résister à la critique et la faculté d’intéresser d’autres acteurs (collègues, utilisateurs)- ne lui appartiennent pas en propre : elles lui sont attribuées par les réseaux négociés et mobilisés pour le construire et pour lui fournir un espace de circulation. (p. 22)

Examinons cette nouvelle affirmation péremptoire: le fait scientifique ne tient que par la mobilisation de réseaux. Voyons-la à lumière de quelques exemples historiques. Quel était le réseau de Carnot quand il a énoncé le deuxième principe de la thermodynamique dans un ouvrage ignoré de son temps puis retrouvé et compris longtemps après sa mort ? Quel était le réseau de Boltzmann, fondateur de la théorie cinétique des gaz et de la thermodynamique statistique qui s’est suicidé d’être incompris par ses contemporains. Quel était le réseau d’Einstein en 1905 quand il a écrit ses publications sur la relativité, l’effet photovoltaïque et les quantas?
Sans aller chercher d’autres exemples de l’histoire des sciences, et ils ne manquent pas, on voit avec ces trois exemples la fausseté du réductionnisme sociologique proclamant la primauté du réseau sur le fait scientifique.

Historiquement c’est exactement l’inverse qui se passe le plus souvent. Tous les grands découvreurs sont désespérément seuls avec leur découverte et doivent suivre un véritable chemin de croix avant de les faire accepter. Ce ne sont pas les réseaux qui « créent » le fait ou bien le concept scientifique, mais au contraire, ce sont bien les découvertes qui réunissent les chercheurs dans une discipline; c’est ainsi que ce sont constituées la thermodynamique, la mécanique quantique ou la science des protéines, pour ne citer que quelques exemples.

Plus loin, le texte aborde la question de la solidité des faits scientifiques à la lecture de Popper :

On connaît le critère de démarcation proposé par Popper (…) Un fait pour être considéré comme scientifique doit se traduire sous la forme d’un énoncé « infirmable ». Les propositions scientifiques ne sont pas destinées à exprimer la vérité mais plus modestement à avancer des propositions réfutables. Elles sont donc fragiles par vocation. (p. 29)

La réfutabilité est une exigence que Popper assigne à une théorie pour qu’elle ait un caractère scientifique. Le théoricien doit accompagner sa théorie de propositions de cas expérimentaux qui peuvent produire des résultats invalidant sa théorie. La rigueur logique de Popper le conduit en effet à affirmer que l’accumulation de résultats positifs ne peut empêcher qu’une expérience vienne un jour révéler une faille de la théorie. La théorie sera d’autant plus solide qu’elle donne les moyens de la réfuter et qu’elle résiste.

En retenir l’idée que les propositions scientifiques « sont fragiles par vocation », est une interprétation erronée et malveillante.

D’abord parce que l’affirmation de Popper porte uniquement sur la théorie –et non sur les lois et sur les faits- alors que le terme « propositions scientifiques » ne permet plus de distinguer quoi que ce soit dans un amalgame de faits expérimentaux et activités théoriques.

Ensuite parce que, contrairement à ce que Callon laisse entendre avec « fragile », Popper ne dit pas que toute la théorie va être détruite après une infirmation. Ainsi, la mécanique newtonienne est toujours bien solide pour nos applications terrestres et spatiales (satellites, sonde sur Mars,…) malgré son infirmation aux vitesses s’approchant de la vitesse de la lumière ou aux tailles subatomiques de la matière. La mécanique relativiste d’Einstein ou la mécanique quantique ne sont venues que placer des limites au domaine de validité de la mécanique newtonienne, auparavant considéré comme infini.

Enfin parce que l’on sait que certains résultats scientifiques, au départ théoriques, sont devenus des faits et ne peuvent plus être remis en cause dans le cadre de notre monde matériel. Il en est ainsi de l’affirmation de Galilée ou Huygens que le pendule laissé à lui-même ne peut pas remonter plus haut que sa position initiale, ou celle de Carnot affirmant qu’une machine réversible a le meilleur rendement possible, bien que limité, pour transformer de la chaleur en travail. C’est aussi le cas de la théorie de l’évolution de Darwin, ou celle de la tectonique des plaques,…

Au vu de cette négation des résultats de la démarche scientifique, désormais réduite à une hypothétique fragilité, on se demande : qu’est ce qui ne serait ni modeste ni fragile? L’idéologie ? Il semblerait :

L’essentiel [des faits scientifiques] est (…) dans les connaissances tacites, les savoirs informels. (…) En redonnant à la science les réseaux qui la constituent nous pouvons expliquer sa solidité (…) La robustesse d’un fait scientifique n’est pas le résultat d’une décision rationnelle prise par un esprit libre. (…) C’est une solidité composée –comme celle des composés chimiques – qui est celle des réseaux qu’il mobilise. (p. 30)

Ainsi vont les affirmations péremptoires alors que les contre exemples ne manquent pas. Nous en avons donné quelques-uns. Quels étaient les réseaux de Carnot, Boltzmann ou Einstein en 1905 ? Au contraire de ce qui est affirmé ici, les découvertes de ces scientifiques étaient bien celles d’esprits rationnels et libres. Il en est toujours de même aujourd’hui même si les instruments scientifiques, demandant mutualisation, amènent à des regroupements. Mais l’auteur balaie tout fait empirique qui pourrait contredire son positionnement idéologique.

Alors, les réseaux pour quoi ?

Comparé à cette effroyable complexité [des réseaux] (…), le cycle kuhnien de la science normale et de la science révolutionnaire, ainsi que la logique (ou la morale ?) poppérienne du tout ou rien, semblent comme le cycle du produit en économie industrielle d’une navrante simplicité. Il reste à inventer ce que je propose d’appeler une économie généralisée des réseaux sociotechniques. (p. 32)

Avec une note de bas de page qui précise le terme :

La base d’une telle économie, entendue comme l’analyse du processus par lequel une société se soumet à la loi du marché, se trouve dans B. Latour, Science in Action Harvard University Press, 1987 (traduction aux Ed. de la Découverte, à paraître en 1989)

S’agirait-il d’une offre de services à qui veut soumettre à la loi du marché la recherche scientifique avec sa capacité d’innovation ? En 1987, cet objectif avait certainement des clients bien placés et très intéressés parmi les promoteurs des théories économiques visant à la dérégulation au profit des marchés, suivant l’agenda politique du Président Ronald Reagan aux USA et du Premier Ministre Margaret Thatcher en Angleterre. Il n’est pas indifférent de noter que Latour en a publié le livre fondateur – la base – à Harvard University Press.

Intéressante note de bas de page qui éclaire les intentions. L’économie généralisée des réseaux sociotechniques, le grand projet de l’auteur vise à donner les moyens de soumettre la « société » des chercheurs à la loi du marché. La rhétorique est redoutable : il suffit d’affirmer – en dehors de toute justification – que la recherche est par définition partie prenante dans la pratique du marché, pour qu’elle soit considérée ainsi.

Des économistes seraient mieux à même de commenter l’étendue de cette pensée économique qui ambitionne de remplacer « l’économie industrielle d’une navrante simplicité » par un « processus par lequel une société se soumet à la loi du marché ».
Comme le livre donne par la suite des développements intéressants qui précisent l’intention, nous aurons l’occasion de développer plus avant cette question. La protohistoire d’un laboratoire, article signé par Michel Callon et John Law nous en donnera l’occasion dans les pages qui suivent.