Imprimer

La gauche, une force politique en trompe-l’œil ?

le 10 Novembre 2017

En ces jours de non-célébration de la révolution d’Octobre, les moments de réflexion sur ce que furent les grandeurs et les misères de l’URSS se font discrets et ne réussissent pas à retenir l’attention face aux actualités, catastrophiques ou festives, dont nous sommes abreuvés.
Deux thèmes opposés et majeurs apparaissent selon que l’on veuille voir le bon ou le mauvais côté des choses. Ainsi, certains défendent un régime qui a réussi à vaincre les Nazis. D’autres soulignent les désastres économiques dont sont jugées responsables – mais en est-on si sûrs ? – des décennies de communisme. Dans tous les cas, même en Russie, la commémoration de cet événement fondamental dans l’histoire de l’humanité, a tendance à s’exprimer « mezzo voce », à un tel point qu’elle peut carrément passer inaperçue.

Pourquoi l’avènement de l’URSS fut-il fondamental ?

En dehors des raisons évoquées ci-dessus, il reste à ajouter un point à toutes ces analyses, une simple hypothèse : et si c’est justement la peur du communisme soviétique qui a permis le développement en Europe et en Amérique de l’Etat Providence ? Une peur telle que les puissances qui nous gouvernent, toutes soumises au pouvoir des oligarques au moins depuis la Révolution Française et de la fin annoncée des privilèges, ont choisi – je dis bien « choisi » – d’offrir à leurs citoyens quelques présents dans l’espoir de faire oublier la toujours possible « alternative » révolutionnaire ? Cette hypothèse, si elle se démontrait, permettrait une explication différente de la montée des classes moyennes entre 1930 et 1980 : les fameux « acquis » sociaux, obtenus par les différentes politiques de gauche, en France, au Royaume-Uni, en Italie, aux USA, etc… ont-ils été vraiment acquis par les politiques de « gauche » ? Ou bien auraient-ils été plutôt cédés par les oligarques par peur de l’URSS et de son influence possible sur une partie des classes les plus démunies ?

Dès 1864, date de fondation de la 1ère Internationale Ouvrière, le marxisme est apparu comme un mouvement à la fois intellectuel et politique. Certes, le communisme existait déjà sur un plan politique en Europe. Ce premier communisme, hérité d’une vision romantique des Communes d’autrefois, a vu le jour et a fleuri pendant les premières décennies qui suivirent la Révolution Française. Il avait déjà été remarqué par les Oligarchies de l’époque, mais son organisation ne semblait pas particulièrement menaçante. D’ailleurs, au cours des années 1870 – malgré les révoltes populaires de 1830, de 1848 et de la Commune à Paris en 1870 – l’oligarchie continua à régner en maître dans les espaces patrimoniaux, fonciers, bancaires, industriels et politiques.

Cependant, un bruit commençait à courir : celui de la crainte des « socialistes », des « communistes », des « rouges », bref, des « marxistes ». En 1864, ces craintes ont commencé à apparaître comme fondées, même si on sait, par exemple, que la Commune de Paris n’était pas sous influence marxiste. La nouveauté était quand même d’importance : sous l’impulsion d’Engels, et de Marx, avec une solide poussée de la part des anarchistes, un mouvement ouvrier à l’échelle européenne et américaine s’organisait. Les Internationales se sont ensuite multipliées…. et ont fini par diverger. Mais les groupes qui se réclament du marxisme, eux, étaient désormais partout présents. Les oligarchies ne pouvaient manquer de s’inquiéter, sans pour autant céder à la panique devant ces organisations qui prêchaient l’union – à l’échelle internationale – des « prolétaires ».

Afin de calmer les ouvriers, dont les conditions de vie étaient dénoncées par Victor Hugo, Zola, Dickens… on décida d’apporter quelques calmants à leurs misères qui, malgré les poussées de fièvre de 1830, 1848, 1870, ne s’étaient pas encore réellement transformées en tsunami révolutionnaire. Petit à petit, s’instaura un début de ce qu’on a appelé par la suite l’ « Etat-Providence », fondé en partie sur la charité chrétienne, en partie sur la montée de l’analyse du risque et de l’assurance (voir L’Etat-Providence, de François Ewald, Grasset, 1986), en partie sur l’idée que l’amélioration de la condition ouvrière ne pouvait qu’être un facteur de paix.

Le développement industriel amenait les ouvriers à se retrouver concentrés dans des endroits bien précis. Il amenait également à prendre conscience des accidents de travail, ainsi que des conditions de travail des enfants, ou des conditions de logement des ouvriers et de leurs familles. Dans des sociétés ultra-libérales, le progrès social est, par définition, très lent – à supposer qu’il advienne : il n’y a qu’à voir l’évolution, depuis 1840, de l’histoire du travail des enfants au 19ème siècle pour comprendre que l’assurance et les réformes n’étaient pas faites tant dans l’intérêt des ouvriers et de leurs familles que dans l’intérêt essentiel de l’économie industrielle, qui ne devait surtout pas manquer de bras !

L’histoire prit un tournant autrement plus intéressant lorsque l’URSS vint sur la scène internationale, et se positionna comme une puissance avec laquelle il fallait compter, entraînant de multiples révolutions un peu partout dans le monde. Elle a – surtout – entraîné l’avènement de partis communistes en Europe et en Amérique qui ne nient pas – c’est un euphémisme – leur attachement à la révolution-mère, précisément celle qui prétend insuffler et inspirer partout la « dictature du prolétariat ».

Les oligarchies n’ont pas démissionné, mais elles plièrent. Déjà avant la seconde guerre mondiale, les USA montrèrent la voie grâce au New Deal, instauré après la crise de 1929 où les gens se sont retrouvés considérablement appauvris, nécessitant une intervention énergique de Roosevelt dans l’économie du pays. Ce dernier, au passage, et dès 1930, commença à s’inquiéter de la présence sur le sol américain d’un parti communiste qui ne cachait pas ses sympathies pour l’URSS.

Toute l’histoire des pays occidentaux, qui va de 1850 à 1980 peut être vue au travers de la grille de lecture suivante : il était nécessaire de satisfaire a minima les « classes » ouvrières afin de barrer le chemin à l’idéologie marxiste et les organisations politiques qui s’y réfèrent. La conclusion qui s’impose est donc la suivante.

Toute l’énergie mise par les partis de gauche au cours du vingtième siècle auraient été vaines s’il n’y avait pas quelque part – au fond des cerveaux des oligarques – la crainte de voir les classes modestes tentées par des modèles politiques à la soviétique. Ni la puissance des syndicats, ni les grèves, ni les « gauches » au pouvoir en Europe n’auraient eu beaucoup d’influence s’il n’y avait pas une menace de « soviétisation », non aux portes de l’Europe occidentale, mais en son sein. Et la même histoire s’est également produite en Amérique.

A tel point que, dès les débuts de la Perestroïka, c’est-à-dire dès qu’on s’aperçut que l’URSS titubait et pouvait tomber à n’importe quel instant, les pouvoirs oligarchiques ont explosé, leurs propriétaires se sentant enfin libérés. Il me semble que c’est bien de cela que parlait Margaret Thatcher lorsqu’elle disant « There Is No Alternative ». Elle avait compris que le pouvoir oligarchique avait repris confiance en lui-même et qu’il ne cèdera désormais plus puisque les craintes suscitées par la présence du gênant voisin soviétique n’existaient plus.

Les gauches de l’ancien modèle furent attaquées de toutes parts comme étant archaïques ; les « nouvelles » gauches essayaient tant bien que mal de gérer une réalité sociale qui se dégrade et une puissance des banques et des multinationales devenues à la fois « too big to fail » et « too big to jail ». Mais cela devenait indifférent en réalité. La peur du communisme avait disparu. L’Etat Providence pouvait commencer à être détricoté en paix. Il y aura bien sûr des grèves et des manifestations, mais cela sera sans importance. La preuve ? Il n’y a qu’à écouter les discours dits « de gauche »… c’est conceptuellement intéressant, mais cela ne peut amener aucune action d’envergure.

Mais la preuve la plus éclairante du « désenchaînement » du néo-libéralisme par la perte de la crainte du communisme m’est venue des États-Unis. Sur le site www.npr.org, vous trouverez les courbes simultanées de la montée des richesses et de l’augmentation de la pauvreté aux États-Unis. Les figures sont édifiantes.

En résumé, entre 1930 et 1970 le pouvoir d’achat des 90% – les ménages les moins riches – a constamment augmenté. Après avoir vacillé dans les années 70, à partir de 1980, un tournant à 90° s’est opéré, vers la stagnation de leurs revenus. Désormais, seuls les 1% ont vu augmenter leur richesse. Le déséquilibre en faveur des plus riches est donc revenu en force, tel qu’il était banal de le voir dans les années 1870 et jusqu’aux années 1930.

Certains, qui ont vu ces résultats, sont arrivés aux mêmes conclusions. Pour avoir d’autres points de vue sur le même sujet, et qui aboutissent à des résultats analogues, voir orgtheory.wordpress.com

Une autre version est présentée par David Graeber, anthropologue, l’un des promoteurs du mouvement « Occupy Wall Street ».

Dans les deux cas, il est dit que le capitalisme, entre 1930 et 1970 ne s’est pas régulé (je rajouterai qu’il n’a pas été régulé par les forces sociales dites « de gauche »). Sa régulation est venue de la menace que les puissants ont ressentie avec la possibilité que le modèle soviétique soit une inspiration pour leurs concitoyens plus défavorisés.

Bien sûr, tout cela n’est pas nouveau et l’augmentation de la richesse des riches n’a pas manqué d’attirer l’attention de tous. Reste cependant cette question aux multiples conséquences : et si ce que nous avons vécu, depuis 1870 jusqu’en 1970 – n’a existé que par peur des menaces communistes ? Et si, les multiples gauches des différents pays européens, ne se sont vues accréditées d’une quelconque efficacité QUE parce que les oligarques ont préféré céder provisoirement face à la menace soviétique ?

Aujourd’hui, cette menace, a disparu, même la Chine a choisi d’adopter l’économie de marché. La gauche intellectuelle et politique, celle qui va de Jean-Jacques Rousseau à Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders, en passant par tous les noms glorieux de la pensée dite de « gauche », cette gauche peut-elle se faire entendre si les oligarchies ne se sentent pas directement menacées par plus fort qu’elles ? La question vaut peut-être la peine d’être posée.

Si cette hypothèse était – ne serait-ce que partiellement avérée – alors, trois conclusions s’imposent d’elles-mêmes.

D’une part, la globalisation n’est pas un phénomène nouveau, les richesses et les pouvoirs ont toujours circulé autour de la planète, avec comme seule exception ces années où un Etat-Nation fort était essentiel pour la survie des économies libérales dans les pays occidentaux. La menace est disparue, la globalisation reprend de plus belle.

D’autre part, et sur un plan historique large, il est fort possible que la fracture sociale entre les 1% et les 90% soit l’état « naturel » des économies humaines, du moins depuis que les Empires ont existé : en effet, on observe à quelques détails près les mêmes proportions par exemple dans la Rome Antique ou dans l’histoire de la Chine. Il existerait en quelque sorte une entropie, un niveau d’énergie minimum, qui serait tel que, si l’économie (et elle n’a même pas besoin d’être industrielle) est livrée à un marché non régulé, alors, inéluctablement, l’écart entre riches et pauvres reprend grosso modo les mêmes proportions. Ceci signifierait également, que la période 1930-1970, qui a permis la montée d’une classe moyenne importante, est une période exceptionnelle dans l’histoire humaine, et qu’elle serait liée à une volonté consciente de sacrifier délibérément les forces « libres » du marché, tant qu’une menace telle que le communisme soviétique était présente.

Enfin, encore une fois, si cette hypothèse devait s’avérer, alors ceux qui se veulent « de gauche » doivent réfléchir non seulement à la force de leur discours, mais aussi à la puissance de leur capacité de persuasion. Le modèle 30-70 désormais clos, d’autres modèles sont à inventer. Mais sans la menace que représentait le communisme, on peut s’interroger sur l’efficacité de toute parole et de toute action qui aurait pour but de revenir vers une plus grande justice sociale…