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La démocratie d’Athènes

La démocratie d’Athènes (François Châtelet – Périclès et son siècle)

En fait, la claire image d’elle-même que s’est forgée Athènes détermine l’ »axiomatique » qui gouverne l’action politique tant intérieure qu’extérieure de la Ville entre les années -455 et -431. On peut tenter, en schématisant, de présenter systématiquement cet ensemble de principes directeurs :

I – La démocratie est la réalisation achevée du régime politique. La Cité, quelle qu’elle soit, parce qu’elle est fondée sur la loi, fournit certes le cadre le meilleur dans lequel peut se développer une existence vraiment humaine. Mais elle n’atteint sa perfection que dans le régime isonomique qui donne à chacun la possibilité d’œuvrer pour le bien commun, de participer à égalité aux affaires publiques, de défendre et de faire valoir ses intérêts, d’exprimer ses opinions et de sauvegarder sa vie privée. La démocratie constitue, dès lors, un modèle qu’il convient non seulement de maintenir, mais encore d’imposer pacifiquement à tous les hommes dignes de ce nom. Sa défense et son triomphe ont, en même temps qu’une signification politique, une valeur morale. Sa défaite ferait de tout homme un sujet, l’esclave du barbare.

II – Les dieux, la géographie et l’action des anciens ont donné à Athènes une responsabilité particulière. La forme démocratique s’est actualisée et affermie sur le territoire de l’Attique. La fortune a fait que ses mérites se sont manifestés d’une manière éclatante dans la guerre contre les Mèdes. De ce fait, Athènes, par cette grâce et par son courage, a reçu une charge importante, celle d’indiquer à tous les Grecs le chemin qui doit les conduire à la satisfaction de leurs intérêts et à leur désir d’honneur et de plénitude.

III – La circonstance étant ce qu’elle est et cette charge étant donnée, les Athéniens n’ont plus à délibérer. S’ils renoncent à leur mission, tôt ou tard, ils périront déshonorés ou asservis. S’ils l’acceptent, c’est-à-dire, s’ils veulent user de l’énergie que la nature leur a conférée et de la réflexion que leur expérience historique leur apporte, alors non seulement ils feront leur salut et assureront leur gloire, mais encore ils assoiront définitivement le pouvoir des fils d’Hellen et serviront ainsi le triomphe du principe humain au sein de cet animal qu’est l’homme.

IV – La première condition du succès est le maintien et le renforcement constant du régime démocratique à l’intérieur. Les citoyens doivent rester unis autour des lois, garanties de leur indépendance et de leur liberté. Or, pour que la démocratie fonctionne correctement, il faut que chaque citoyen puisse considérer la défense et le développement de la Cité comme son affaire privée, une affaire qui l’intéresse directement.

V – Dès lors, nul germe de division ne doit subsister. Pour que cette condition négative soit réalisée, il faut que la Ville soit riche. L’opulence de chacune des couches sociales vivant en Attique assurera la stabilité du régime et donnera à tous le désir de maintenir la situation acquise. Étant donné la position géographique de la Cité et son passé, il importe de développer encore son commerce. Le commerce fait vivre les citadins, assure aux agriculteurs un débouché pour le produit de leurs travaux et donne une impulsion aux activités artisanales. La ville doit donc être largement ouverte aux étrangers qui veulent venir et travailler sur son territoire.

VI – Athènes, métropole commerciale du monde « civilisé » doit aussi avoir la maîtrise de la mer et protéger les principales lignes maritimes. Il lui faut une flotte militaire puissante et rapide ; il lui faut également installer sur le pourtour de l’Égée des colonies qui soient à la fois des comptoirs commerciaux et des garnisons, donc développer encore le système des clérouquies.

VII – A la richesse privée du peuple d’Attique correspondra la richesse publique, celle de l’État athénien. Les taxes perçues sur les échanges, les exploitations que l’État gèrera lui-même, alimenteront le trésor. Mais la ressource principale sera fournie par le tribut impérial.

VIII – L’Empire qui s’est constitué à partir de la Ligue de Délos est, au fond, la condition positive d’une pleine réalisation de la démocratie. Le trésor fédéral fournit au gouvernement les subsides grâce auxquels, non seulement il peut faire les avances financières nécessaires au développement de la Ville, mais encore entretenir matériellement les citoyens se consacrant aux affaires publiques.

IX – Pour que chaque citoyen puisse participer efficacement à la gestion et à la défense de l’État, au maintien de l’Empire et accomplir le destin des Grecs, il est nécessaire qu’il soit dégagé de l’obligation de subvenir à ses besoins, qu’il soit considéré et qu’il se considère comme « actionnaire » d’une « entreprise » commune qui lui verse des « dividendes » qui sont eux-mêmes fonction de la réussite de l’action collective.

X – Le ferme maintien de la puissance militaire et commerciale d’Athènes a un autre avantage : il manifeste l’efficacité du régime politique en montrant partout que seule une semblable organisation est capable de mobiliser un peuple entier. L’intérêt d’Athènes est, de plus, de créer là où cela est possible, des États démocratiques s’appuyant sur les couches les moins fortunées : ces dernières seront des alliés solides dans les difficultés que ne manquera pas de susciter l’impérialisme.

XI – Une telle perspective politique implique un réalisme foncier : il est fondamental d’étudier d’abord l’ordre des choses et d’analyser objectivement la volonté des États alliés, tributaires ou ennemis. Si Athènes veut accomplir sa mission, elle doit s’imposer de réfléchir avant d’agir et de trouver la mesure entre la pusillanimité que recommande la vieille sagesse et le goût pour la nouveauté auquel inclinent les succès récents et le but visé.

XII – En tout cas, selon les circonstances précises et la connaissance exacte des forces en présence, une intime combinaison de la prudence et de la fermeté est plus que jamais indispensable. Il s’agit de conserver fermement ce qui est acquis, car la moindre carence en ce domaine serait interprétée, par les ennemis comme par les amis, comme une faiblesse. L’impérialisme athénien est devenu, par expérience, pacifique. Mais ce désir de paix ne signifie nullement qu’en cas de menace, on renoncera à la violence. Violence toutefois ne veux pas dire agressivité ; il convient à chaque moment de ne pas aller au-delà de ce qui est actuellement possible, étant donné l’état des forces.

XIII – Ce dosage constant de la prudence et de la fermeté est seul capable de prouver que la vocation hégémonique d’Athènes n’est point usurpée et qu’enfin les Grecs sont en présence d’un peuple, d’un État et d’une volonté qui savent concilier le passé et l’avenir et fixer d’une manière définitive – « omnitemporellement » – ce qui convient politiquement au génie grec.

XIV – Pratiquement, Athènes a le devoir d’assurer une surveillance méticuleuse sur l’Empire, en récompensant les Cités fidèles et en ayant le courage de châtier exemplairement celles qui ont la prétention de se détacher de la Ligue. Il s’agit surtout d’affermir et d’organiser ce qui a été acquis.

XV – De cette manière, non seulement on réalisera les conditions nécessaires à la vie libre de la Cité, mais encore on fera rayonner dans tout le monde grec, comme un modèle éclatant, l’organisation athénienne et on imposera jusque chez les Barbares le respect pour l’hégémonie démocratique.

XVI – Athènes doit savoir se faire craindre ; elle doit aussi attirer. Ce destin qui l’a mise sur le chemin du bon régime l’a poussée à assurer aussi l’hégémonie culturelle. La beauté monumentale de la Ville de Pallas, la magnificence des concours qu’elle organise, la célébrité des poètes, des musiciens ou des écrivains qu’elle a nourris ou qu’elle protège constitue non seulement un juste hommage rendu aux dieux tutélaires et un agrément de la vie, mais sont encore un élément important de la stratégie politique. Montrer que l’existence est plus heureuse et plus belle à Athènes que partout ailleurs, c’est encore défendre la démocratie.

XVII – Une telle politique apportera définitivement à la Grèce entière la suprématie que le naturel de ses habitants, l’ancienneté de sa culture, l’excellence de ses institutions lui promettent. Athènes, en assurant la difficile fonction hégémonique, fera de l’Hellade une thalassocratie, une puissance maritime capable non seulement de repousser les assauts des Barbares, à l’Est et à l’Ouest, mais aussi de coloniser tout le bassin méditerranéen et d’apporter l’opulence aux fils d’Hellen.

XVIII – Le projet d’Empire grec universel fondé sur le développement du principe démocratique et sur la victoire pacifique d’Athènes sur ses rivaux en Hellade n’aura de chance d’entrer dans la voie de la réalisation que si, dès maintenant, en dehors de la cohésion interne et de la politique extérieure de fermeté et de prudence, le gouvernement sait prendre les dispositions stratégiques et tactiques convenables.

XIX – Militairement, Athènes doit constamment accroître son potentiel militaire et, en particulier, sa puissance maritime et installer dans toute l’Égée un réseau de citadelles en territoire allié et neutre.

XX – Mais elle doit s’abstenir de toute ambition excessive ; et, si quelque conflit éclate avec une ou plusieurs Cités grecques, elle devra veiller au maintien de ce qui est acquis et non se lancer dans de nouvelles entreprises de conquête.

Tels sont, semble-t-il, les principes de la politique péricléenne. Au fond, deux d’entre eux, qu’on a présentés ici en ordre dispersé, sont fondamentaux. Le premier est qu’Athènes représente l’esprit et l’action grecs et que la culture hellène mérite de dominer l’ensemble du monde. Le second revient à ceci : un homme ou une Cité ne peuvent rester inactifs ; s’ils ne font rien, ils risquent l’asservissement ; or, toute action qui vise d’abord au maintien de l’indépendance, sous sa double forme d’autarcie économique et de liberté politique, devient immanquablement impérialiste : elle provoque ainsi des réactions antagonistes et contraignent à la violence.

Dès lors, la conséquence est la suivante : l’impérialisme athénien que les faits ont imposé et que le goût de l’honneur, la crainte et l’intérêt commandent aux citoyens de l’Attique, a le mérite de proposer une organisation nouvelle qui a fait ses preuves et qui dessine un avenir de gloire et d’opulence pour la Grèce. Il convient donc de le développer, en essayant, par un contrôle réfléchi de l’action, d’éviter autant qu’il est possible la violence.