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Pain quotidien

Le « Notre Père », selon les deux versions où il apparaît dans les Évangiles de Matthieu et de Luc, est sans doute l’un des textes les plus célèbres du christianisme. Au cours de l’histoire, il a été si bien analysé et réfléchi qu’il ne semble aujourd’hui recéler aucun mystère, aucune possibilité d’analyse différente ou nouvelle. Ceci est d’autant plus évident que le texte lui-même ne prête guère à des interprétations trop distendues ; il s’agit d’une « simple » prière, un discours directement adressé à Dieu sans trop se préoccuper d’enrichissements littéraires.

Et pourtant…

L’analyse rhétorique du texte a été faite par Roland Meynet (http://www.retoricabiblicaesemitica.org/Pubblicazioni/Studia_Rhetorica/18.pdf), et elle indique clairement qu’il est centré autour du « pain quotidien » (voir texte ci-joint). Or, c’est probablement cette phrase qui a le plus fait couler l’encre des commentateurs et ce, pour deux raisons.
La première est que la question ne peut que se poser de savoir pourquoi demander à Dieu le pain dont on sait, depuis longtemps déjà – Genèse 3, 19 – que l’on peut (et doit) le gagner à la sueur de son front? Les explications et les hypothèses fournies par les exégètes sont nombreuses et elles analysent la signification de cette demande selon une diversité de conceptions du « pain quotidien » allant du pragmatisme le plus simple, celui du pain qu’on cuit et que l’on mange, octroyé par Dieu sous forme de don, au spiritualisme le plus sophistiqué, traduisant le « pain de vie », le « pain essentiel », ou le « pain substantiel ».
La seconde raison se rapporte précisément à cette « essentialité ». En effet, le terme grec que les Évangiles utilisent et que les traducteurs rendent ordinairement par « quotidien » est epiousios, un mot que l’on ne retrouve dans aucun autre texte, religieux ou profane, et qui reste mystérieux jusqu’à ce jour. C’est comme si, les Évangélistes (ou le Christ lui-même?) avaient voulu attirer l’attention de l’auditeur/lecteur sur la nature exceptionnelle de ce « pain ». Là encore, les interprétations ont fleuri, d’autant que la traduction par « essentiel » aurait tendance à montrer que l’on ne parle certainement pas du pain dans son acception banale.
Il convient donc de retourner vers les origines des mots et tenter de chercher dans les dictionnaires si une solution peut être apportée à ce problème. Il faut bien entendu que cette solution aille dans le sens de la compréhension classique du texte biblique, tout en respectant l’étymologie des termes utilisés.
Le terme grec pose un problème insoluble puisqu’il n’est référé nulle part. Il est donc inutile de tenter de lui apposer une signification ou une autre. Peut-être cependant, le choix de ce terme vient-il ici attirer l’attention sur une signification « autre » d’un terme autre, et quoi de plus normal que de penser, dans ce cas, aux significations possibles du mot « pain », celui qui ne va pas sans ce qualitatif mystérieux epiousos?

Les dictionnaires à la rescousse

La recherche dans les dictionnaires d’hébreu ou d’araméen n’apporte rien de bien nouveau. Le mot signifiant « pain » dans les deux langues est lhm et il apparaît à de très nombreuses reprises dans la Bible. Les dictionnaires généralisent d’ailleurs ce terme pour signifier, dans certains contextes, la nourriture sous toutes ses formes.
Le dictionnaire arabe (Lissan al Arab) lui est plus intéressant. Il précise que lhm est un mot qui possède au minimum deux significations, « pain » et « chair » (ou viande), qui sont donc des homonymes. Ainsi, Bethléem est « maison du pain » ou « maison de la chair », dans les deux cas un signe d’opulence. Le mot « chair », là aussi est généralisable pour de nombreuses formes d’aliments, de même que l’on parle en français de la « chair » de certains fruits.
Retour aux dictionnaires hébreu et araméen, cette fois à la recherche du terme « chair » : on n’y trouve nulle part lhm, toujours rendu par « pain » ou par « nourriture ». Le terme utilisé pour signifier « chair » ou « viande » est bchr, qui en arabe se rapporte à la peau humaine et, par extension, à l’humanité.
Cependant, le dictionnaire de langue arabe dévoile un peu plus les finesses des langues sémitiques anciennes. Suite aux définitions, il décrit quelques utilisations métaphoriques du terme et précise que l’une de ses utilisations imagées apparaît dans la locution « manger la chair de son voisin », qui signifie abuser de lui de la manière la plus éhontée et la plus abominable et qui représente ainsi une déchéance à nulle autre pareille, une sorte de rétrogradation imagée au stade du cannibalisme.

Retour à la Bible

La vérification dans la Bible s’impose. Cette fois, non pour rechercher les termes signifiant pain et chair mais pour voir si l’expression « manger la chair de quelqu’un » s’y trouve bien, quel que soit le mot utilisé.
Cette expression est bien présente et à plusieurs reprises.
Dans la série de menaces que Dieu adresse à son Peuple potentiellement désobéissant, celle-ci apparaît comme l’une des plus horribles :
« Si, malgré cela, vous ne m’écoutez point et si vous me résistez, je vous résisterai aussi avec fureur et je vous châtierai sept fois plus pour vos péchés. Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles ». (Lévitique 26 ; 29).
Dans les malédictions du Deutéronome, la même menace réapparait :
« Au milieu de l’angoisse et de la détresse où te réduira ton ennemi, tu mangeras le fruit de tes entrailles, la chair de tes fils et de tes filles que l’Eternel ton Dieu t’auras donnés ». (Deutéronome 28 ; 53).
On retrouve des expressions analogues dans le livre de Jérémie (19 ; 8,9) :
« Je ferai de cette ville un objet de désolation et de moquerie; tous ceux qui passeront près d’elle seront dans l’étonnement et siffleront sur toutes les plaies. Je leur ferai manger la chair de leurs fils et la chair de leurs filles et les uns mangeront la chair des autres, au milieu de l’angoisse et de la détresse où les réduiront leurs ennemis et ceux qui en veulent à leur vie »,
Dans le livre de Michée, la même formulation intervient cette fois avec le peuple comme victime :
« Ils dévorent la chair de mon peuple, lui arrachent la peau et lui brisent les os; ils le mettent en pièces comme ce qu’on cuit dans un pot, comme de la viande dans une chaudière ». (Michée 3 ; 3).
Et, enfin, dans le livre de Zacharie :
« Et je dis : je ne vous paîtrai plus! Que celle qui va mourir meure, que celle qui va périr périsse et que celles qui restent se dévorent les unes les autres! » (Zacharie 11 ; 9).
Ces citations indiquent bien que le fait de « manger la chair d’autrui » est parfois considéré comme signifiant clairement un acte de déchéance réelle, au propre comme au figuré (seul un barbare peut manger la chair de quelqu’un d’autre); à d’autres moments, il s’agit d’un terrible châtiment potentiel (la punition sera le retour vers la barbarie, Dieu fera manger aux hommes leurs propres enfants). A d’autres occasions, enfin, « manger la chair des autres » est un acte indicateur d’un désespoir total, celui dans lequel se trouvent des gens contraints de se nourrir de la chair des plus faibles d’entre eux.
Dans tous les cas, se nourrir de la chair de quelqu’un est un acte répulsif et indigne de l’être humain qui aurait atteint un certain niveau de sens éthique et de dignité. Qu’il soit commis spontanément, en signe de désespoir, ou par châtiment divin, il est indicateur de la Misère (économique, sociale, psychologique, éthique, spirituelle, etc.), précisément tout ce dont la Révélation a pour mission de libérer l’Homme.
Or, dans ces citations, le terme systématiquement utilisé est bchr – ce qui signifie bien chair – et non lhm – désormais systématiquement traduit par « pain ». C’est donc comme si l’inversion des mots est venue s’ajouter à l’inversion des sens éloignant de plus en plus le terme « pain » du terme « chair » tels qu’ils sont utilisés dans les deux langues.
Reste que la possibilité de « manger la chair de quelqu’un » est aussi présente dans les dictionnaires de la langue arabe que dans la Bible et l’on pourrait peut-être tenter une généralisation de la signification de cette expression, de manière à en tirer parti pour la compréhension de son utilisation biblique.
En effet, s’il est dans la nature de l’être humain civilisé de considérer le fait de manger la chair de son voisin comme un acte barbare, alors cela pourrait signifier qu’il est dans la nature du barbare d’accomplir un tel acte. Manger la chair de quelqu’un d’autre n’est pas nécessairement de l’anthropophagie. L’expression figure l’exploitation de l’homme par l’homme, l’abus de l’autre. Il ne s’agirait donc pas d’un événement rare que l’on rencontre uniquement dans les menaces de châtiment divin (remarquez que le châtiment retourne le cannibalisme vers les propres enfants de ceux concernés). Sur le plan éthique (ou plutôt profondément immoral) ce serait bien au contraire le quotidien de l’être humain, tant que celui-ci n’a pas compris qu’il a tout intérêt à se détourner d’une telle pratique.
Et puisque l’être humain est prêt à manger la chair de son voisin, peut-être sera-t-il possible de l’élever vers des degrés supérieurs de civilisation en lui donnant une autre chair à manger, une chair faite de Vérité et de Transcendance?

Ceci est ma chair

L’interrogation posée plus haut reçoit une réponse immédiate. Le Christ n’a-t-il pas proposé sa propre chair pour sauver les êtres humains? Ne se définit-il pas lui-même comme « le pain (la chair?) de Vie »? Les interrogations de l’auditoire, dans l’Évangile de Jean, n’indiquent-elles pas l’énorme malaise où il se trouve, face à un homme qui vient proposer de « le manger »?
« Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi et je demeure en lui »…Plusieurs de ses disciples, après l’avoir entendu, dirent : Cette parole est dure, qui peut l’écouter?….Dès ce moment, plusieurs de ces disciples se retirèrent et ils n’allèrent plus avec lui ». (Jean, 6 ; 53-66).
En effet, les phrases que prononce le Christ sont ici d’une incroyable dureté pour les oreilles de ceux qui n’ont entendu de discours proposant de « manger la chair de quelqu’un » que sous la forme de l’expression d’une abomination ou d’un châtiment. Impossible de penser autrement si l’on considère que la chair qui est ici proposée est la chair d’un être humain.
Mais il ne faut pas oublier que Jésus est aussi Parole de Dieu. A ce titre, sa chair est une nourriture qui ne renvoie à aucun cannibalisme. Bien au contraire, elle indique la sortie définitive et totale de l’anthropophagie (au propre ou au figuré). En d’autres termes, il dit que celui qui se nourrira de sa chair (selon l’esprit) sera à tout jamais à l’abri de se nourrir de la chair des autres (selon l’esprit et la matière).
Cet aspect du discours du Christ, sa définition de lui-même comme le « pain (la chair?) de Vie », la transformation lors du dernier souper du pain en chair (ne pas oublier l’homonymie sous-jacente aux deux termes), toutes ces occurrences se rejoignent indiquant peut-être une voie nouvelle pour la compréhension de l’un des rites les plus mystérieux (et les plus débattus) du christianisme.

Le mystère de l’eucharistie

La possibilité que la chair et le sang du Christ soient réellement présents dans le pain et le vin de l’eucharistie a constitué un mystère et un problème tout autant pour les fidèles que pour les sceptiques. Certains n’ont pas manqué d’ailleurs de qualifier ce rite comme un retour à l’anthropophagie. Car comment comprendre que des êtres humains puissent manger la chair de leur Seigneur et boire son sang sans que cela ne fasse penser à une sorte de rituel cannibale?
La réponse vient d’elle-même si on prend en compte l’occurrence dans la Bible hébraïque de l’expression qui veut que « manger la chair de son voisin » soit une abomination. Dans ce cas, en proposant de « manger sa chair », le Sauveur ne peut qu’être de bon conseil, il ne peut qu’indiquer a contrario comment sortir de l’enfer du cannibalisme (propre ou figuré) et comment rejoindre la vie éternelle.
L’ordre « mangez ma chair » pourrait signifier ceci : « Je constate que vous ne pouvez vous empêcher de manger la chair de quelqu’un ; aussi, je vous propose ceci : voici ma chair, elle vous est donnée à manger ; comme la nourriture qu’elle vous apportera est une nourriture spirituelle, elle vous élèvera jusqu’à moi. Ainsi, vous arrêterez enfin de manger la chair des autres ».
« Manger la chair du Christ » ne signifie pas se nourrir de son corps physique, immense problème posé par la théorie de la transsubstantiation. Cela signifie se nourrir de son corps spirituel – un corps encore plus réel que le premier – c’est-à-dire de sa divinité, de son essence en tant que Parole de Dieu….et c’est cette essence, cette réalité (et non la réalité matérielle, faite de matière organique) qui doit être absorbée par l’homme et qui peut le nourrir éternellement.

Retour vers le « Notre Père »

Ce très long détour peut désormais nous ramener vers la prière. Demander à Dieu « donnez-nous notre pain quotidien? » pourrait-il signifier « donnez-nous la portion de chair quotidienne dont nous avons besoin pour sortir de la Misère? », cette chair spirituelle et essentielle (la chair du Christ) qui – si elle venait à nous manquer – nous entraînerait inéluctablement vers la rétrogradation et la déchéance?
Il serait normal dans ce cas que la demande soit quotidienne. Pas un jour ne passe sans que l’on soit tenté…et, d’ailleurs, la demande de la délivrance de la tentation intervient deux phrases plus loin.
En demandant le « pain quotidien / chair quotidienne » à Dieu, on serait simplement en train de lui demander la possibilité de se nourrir chaque jour de cette « chair » aussi spirituelle qu’essentielle, cette chair qui permettra au barbare qui sommeille en chaque homme de détourner sa faim cannibale et d’éviter de se nourrir de la chair des autres. C’est donc là une demande de survie, puisque c’est par ce Pain/chair là que l’être humain peut gagner son salut.

Dans son analyse rhétorique du texte du Notre Père dans l’Évangile de Matthieu (dont le lien est noté ci-dessus), Roland Meynet attire l’attention sur le caractère double de cette centralité :
« …les trois dernières demandes visent la libération de choses mauvaises, « les offenses », « la tentation », « le mal » (ou « le Mauvais »). Inversement, le « pain » de la quatrième demande n’est pas une chose mauvaise ; c’est une bonne chose, comme celles des trois premières demandes, « le nom »(de Dieu), son « règne », sa « volonté ». On voit donc que, si du point de vue morphologique, la quatrième demande se rattache aux trois dernières (en « nous »), du point de vue sémantique elle se rattache aux trois premières (les bonnes choses). »
Si l’hypothèse présentée ici est juste, elle viendra confirmer l’analyse de Roland Meynet et la compléter. Car elle permettra de dire que la quatrième demande se rattache à la fois sur les plans morphologique et sémantique aux deux parties du texte qui viennent l’entourer. Certes, sur le plan morphologique, c’est une phrase en « nous », ce qui la rattache à la troisième partie; certes, c’est une bonne chose, ce qui la rattache à la première partie. Mais toujours sur le plan sémantique, il faut la lire en positif et en négatif : pour mieux la comprendre, il faut voir à la fois ce qu’elle préconise et ce qu’elle cherche à interdire. Ainsi, en demandant à Dieu que le pain/chair vienne de lui (la bonne chose), on peut éviter de se nourrir d’une fausse nourriture, celle du pain/chair que l’on serait tenté de prendre au dépens d’autrui (la mauvaise chose), produit de la tentation et du mal.