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Une brève histoire de la propriété individuelle – 1ère partie

Introduction

Poser la question de la propriété individuelle consiste à ouvrir une véritable boîte de Pandore.

 

La complexité de la question n’est pas due à la difficulté de la notion elle-même qui, au contraire, pourrait nous sembler d’une simplicité élémentaire. Qui, par exemple, n’a pas entendu un enfant dire « ce jouet est à moi » ? ou, aussi, « ma mère (ou mon copain) est à moi ? ». L’idée que quelque chose (ou quelqu’un) puisse appartenir à quelqu’un à l’exclusion de tous les autres n’est-elle pas d’une immédiateté et d’une élémentarité évidentes ?

Mais les réactions enfantines comportent un piège. Cet exemple donnerait en effet à penser que la notion de propriété (ou de possession, on y reviendra), est une notion quasi spontanée chez l’être humain. Elle ne peut donc qu’être simple et universelle, valable pour tous, en tous lieux et dans tous les temps.

 

Difficile ou confus ?

Une analyse un peu plus attentive détruit vite ce bel optimisme et l’universalisme qui lui est associé. En effet, on s’aperçoit vite que la notion de propriété est non seulement difficile à comprendre dans un moment donné de l’histoire de la civilisation, mais également qu’elle est évolutive, qu’elle a subi de nombreux avatars et que l’on peut trouver sous ses diverses applications, un monde sous-jacent, grouillant de conceptions diverses, de jugements de valeur opposés, de débats virulents.

Avant de démarrer cette analyse, il convient donc de ne jamais perdre de vue une règle lumineuse pour qui veut comprendre l’évolution historique d’un concept donné : lorsque l’on remonte l’histoire d’une idée et que l’on découvre des substrats qui paraissent complexes, il ne faut ni croire que l’éloignement dans le temps est responsable de la difficulté ni, a fortiori, que la complexité est d’origine. Un concept qui n’est pas simple est en général seulement confus.

Mais cette règle ne va pas de soi et certains, parmi les plus grands, n’en ont pas tenu compte. Pour ce qui concerne le droit de la propriété, voici, par exemple, ce qu’affirme un juriste contemporain, Jean Carbonnier :

 » …n’est-il point patent que l’Ancien droit a été plus compliqué, plus luxuriant que le droit du Code civil ? De la décomposition féodale du domaine à la propriété unitaire définie par l’article 544, le passage s’est fait du complexe au simple » (1).

1/ Commentaire

Jean Carbonnier, Flexible Droit, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1988, p. 43

Carbonnier confond entre « complexe » et « confus ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le « simple » (sur le plan conceptuel, en tout cas) ne s’oppose pas au « complexe ». Pour que la simplicité conceptuelle puisse apparaître, elle requiert que soit instauré au préalable un grand savoir-faire méthodique et technique. Une notion est simple (et par suite claire) uniquement lorsque la méthode qui la sous-tend permet qu’elle soit ainsi.

L’idée de « cercle »ou de « triangle » est une idée simple car elle est fondée sur une méthode (une technique) qui permet de lui attribuer une définition univoque ; et c’est cette dernière qui, à son tour, permet d’éviter tout malentendu. En bref, pour qu’une idée soit simple, il faut encore que la méthode qui sous-tend sa création soit fort sophistiquée…et ce qui paraît compliqué est donc souvent seulement confus. La confusion est parallèle à – et synonyme de – l’indéfinition, c’est-à-dire du flou de la définition elle-même, ou ce qui revient au même, de l’absence de méthode dans la construction de l’idée (2).

2/ Note

« La simplcité est le résultat de la finesse technique, elle est le but non le point de départ. A mesure que l’on recule dans le temps, les structures familières deviennent de plus en plus floues ; les idées deviennent fluides et, au lieu du simple, nous trouvons l’indéfini ». dit F. W. Maitland dans Doom’s day Book and Beyond. (livre disponible sur internet).

Tel fut, tel est sans doute encore parfois, le problème caractéristique de la notion de propriété. Le rapport aux choses, aux objets, aux échanges, ne fut jamais pour les êtres humains un rapport élémentaire et évident. Lorsque l’on parcourt l’histoire de la notion de propriété, on s’aperçoit vite d’ailleurs des contradictions inhérentes aux différentes définitions qui s’y rattachent y compris encore aujourd’hui…et c’est alors que l’on se rend compte que cette notion n’a toujours pas abouti à une définition unicitaire, malgré la précision juridique de certaines parmi ses composantes.

Revoir l’histoire de la notion de propriété permet donc d’essayer de remettre un peu d’ordre dans la confusion mentale dont souffrent les êtres humains à propos de cette question, ballottés entre leurs relations entre eux (essentiellement des relations collectives de pouvoir et de domination) et les relations qu’ils entretiennent avec le monde (et avec les objets qu’il contient), et dont on ne sait s’il s’agit de relations objectives ou s’il s’agit au contraire de relations médiatisées par les rapports humains ou par les êtres magiques (terre sacrée, divinités, systèmes symboliques, etc.) qui encombrent le monde mental et affectent donc tout autant les différentes branches du savoir normatif (droit, politique, etc.).

 

Comment définir la propriété ?

Il fut un temps où les philosophes tentèrent d’accréditer l’hypothèse que la notion de propriété a vu le jour au moment ou quelqu’un a entouré un morceau de terre d’une barrière et a décrété que cette terre lui appartenait. Cette vision, digne des Lumières, est forcément naïve et, de plus, elle repose sur un argument circulaire, puisque le seul fait d’agir ainsi signifierait que la notion de propriété est déjà existante.

Les anthropologues, par la suite, ont permis de relativiser cette propriété première en montrant qu’elle possède en fait des facettes nettement plus obscures. Ils ont en effet attiré l’attention sur certaines cultures (et certaines langues) où les idées du « tien » et du « mien » ne sont guère distinctes puisqu’elles sont exprimées dans le même terme. D’autres ont précisé que de nombreuses ethnies n’ont jamais considéré quoique ce soit, y compris la terre, comme une entité que l’on peut s’approprier, tout en entretenant avec elle un rapport sacré (3).

3/ Note

Voici, par exemple, la description de la relation entre l’Indien d’Amérique et sa terre natale : “…les autorités gouvernementales ont développé une politique basée sur deux hypothèses fondamentales et néanmoins fausses : que les Indiens doivent abandonner leur existence tribale et devenir « civilisés », et qu’ils doivent devenir les membres indépendants et productifs de la société blanche. On a reconnu que l’organisation tribale était une caractéristique propre à l’identité des Indiens, et l’accès à la propriété privée a été vu comme une méthode pour les civiliser. En créant d’innombrables lotissements sous la forme de réserves, les politiques ont espéré remplacer la civilisation tribale par une civilisation blanche, permettant de protéger les Indiens contre des blancs peu scrupuleux, de promouvoir le progrès et de faire quelques économies. Les Indiens, en revanche, ne voyaient pas en la terre une propriété foncière qui pouvait être vendue, achetée ou développée. Pour eux, la terre représentait l’existence, l’identité et le lieu d’appartenance ». Janet A. McDonnell, The dispossession of the american indian 1887-1934 – Indiana University Press, 1991, p. 1

Les historiens, quant à eux, ont majoritairement tourné leur recherche en priorité d’une part vers la propriété des objets, dont certains, par exemple, sont considérés comme un prolongement de leur propriétaire et l’accompagnent ainsi dans la tombe et, d’autre part, vers la propriété foncière, à laquelle le droit romain – fondateur de notre droit moderne – donnait une grande importance.

Enfin, les juristes de tout bord se sont intéressé à la propriété par le biais de la régulation du commerce et de la délicate question des héritages. Les lois, dans ces deux contextes, ont beaucoup varié et ont surtout reflété les structures sociales des groupements humains qui les ont adoptées.

Au vu de tout ce qui précède, il devient clair que, dans ce foisonnement particulièrement flou, les définitions premières de la notion de propriété, les contradictions et les interrogations n’ont jamais manqué. Ainsi, alors que certains considèrent que la propriété individuelle inviolable existait déjà dans l’Egypte ancienne, d’autres soutiennent que l’Empire Egyptien et tout ce qu’il contenait étaient la propriété de Pharaon et de lui seul. On retrouve ce même genre de débat pour d’autres civilisations anciennes.

Ce genre de contradiction exprime bien plus qu’un désarroi purement scientifique d’historien face à des documents ou des évidences contradictoires. Il dit avant tout une confusion totale sur la définition à donner à la notion de propriété, un désaccord profond sur les fondements anthropologiques de cette notion, sur les causes de son émergence, sur les modalités de son évolution, etc.

Pourquoi une telle confusion ? Sans doute parce que la question de la propriété est trop liée à la diversité de la culture humaine pour être appréhendée au travers d’une analyse purement descriptive, de nature empirique.

Il y manque presque toujours une définition synthétique, globale, qui pourrait constituer une hypothèse de travail, une grille de lecture, au travers de laquelle on pourrait tenter de lire ce foisonnement afin d’y retrouver quelques pistes dont la cohérence pourrait soit confirmer l’hypothèse soit la réfuter.

Or, la propriété n’est pas un fait premier. Il s’agit d’une invention humaine, une notion qui n’est pas advenue ex-nihilo, mais qui s’est lentement construite au travers des âges. C’est donc la nature humaine qu’il convient d’interroger en premier afin de pouvoir, dans un second temps seulement, poser par hypothèse une définition générale des critères de l’appropriation. Il sera seulement alors possible d’appliquer cette définition générale sur les différents cas que l’histoire nous propose sur un plan purement empirique et, par suite, de voir jusqu’à quel point l’hypothèse est valable ou non.

L’utilisation de notre hypothèse de travail doit s’avérer efficace sur deux plans. D’une part, elle doit être suffisamment générale pour donner un éclairage universel aux différents comportements qui semblent relever de la notion de propriété et, d’autre part, elle doit être suffisamment précise pour que sa généralité ne la transforme pas en une espèce de notion floue, attrape-tout, applicable indéfiniment car malléable à l’infini.

 

Quelques définitions

Lorsque nous utilisons le terme « propriété » aujourd’hui, nous signifions majoritairement des objets (un bijou, un outil, etc.), des immeubles (foncier) ou des entités abstraites que l’on a le pouvoir de vendre ou d’acheter (des actions, des valeurs, des monnaies). Selon cette signification, il est aisé de remarquer que la vente, l’achat, et tout ce qui participe d’un échange commercial est un critère nécessaire et suffisant pour estimer que telle ou telle chose est de l’ordre de la propriété (4).

4/ Note

« ….l’institution de propriété est institution de l’aliénation des biens », dit Grégoire Mardirian dans L’invention de la Propriété, L’Harmattan, 1991, p. 3

Une première définition de la propriété consiste donc à appliquer cette notion à tout ce qui peut s’intégrer à un échange commercial, quelle que soit la nature de l’objet en question. En général, dans le droit des pays occidentaux, la propriété est individuelle (c’est-à-dire qu’elle est – ou du moins qu’elle devrait être – nominativement et inconditionnellement liée à une personne unique), sauf affirmation du contraire.

Cette définition est récente car elle émane du droit de la propriété individuelle telle qu’on la connaît uniquement en Occident. Elle comporte de nombreuses exceptions et ses détournements – surtout en matière d’héritage – furent fréquents ; mais elle a quelques avantages. Elle montre la propriété sous une forme purement utilitaire signalant ainsi la modernité de cette notion, qui ne pouvait venir à l’existence qu’à partir du moment où l’objet lui-même avait perdu tout lien avec la sacralité qui n’aurait autorisé aucun transfert de propriété, aucun usage dénué d’affect – ou de lien social – de l’objet ou de la terre.

Cependant, la vente et l’achat n’expliquent pas tout. Poussée à sa limite extrême, la logique de la propriété en tant que capacité d’aliénation, aboutirait à une non-définition des plus confuses, car on pourrait y inclure les objets cités plus haut, mais aussi le travail, les esclaves, le sang ou les reins, et pourquoi pas aussi les femmes et les enfants.

On se rend vite compte alors que cette énumération est par trop hétéroclite et que si, bien entendu, les femmes, les hommes, les reins, etc. sont parfois considérés comme des « objets » aliénables, le seul fait d’acheter et de vendre ne peut à lui seul être un critère anthropologique sur lequel faire reposer la notion de propriété dans sa totalité.

Une deuxième définition, plus critique, consisterait à voir en la propriété a contrario une usurpation, selon la célèbre formule de Proudhon : « la propriété, c’est le vol ». Cette idée constitue sans doute une réaction aux spéculations de la pensée des Lumières citées plus haut et s’inscrit en faux par rapport à la valeur extrême qui a été donnée à la propriété individuelle par les théoriciens de l’économie libérale au 18ème siècle. Elle a eu son heure de gloire dans la théorie marxiste, cette dernière ayant de plus la finesse de distinguer entre la propriété simplement patrimoniale des époques féodales et celle des outils de production, source de toute activité économique de nature industrielle.

Mais cette deuxième définition, à son tour, pèche par négligence. Car la propriété, vue au travers du prisme de la philosophie libérale du dix-huitième siècle, était d’une définition si limitée qu’elle ne pouvait tenir compte de la profondeur anthropologique de la notion de propriété oubliée depuis au moins l’époque féodale.

La recherche d’une troisième définition de la propriété s’impose donc. Elle consisterait à partir d’un stade à la fois plus large et plus ancien que le libre-échange ou que la valeur bourgeoise et de définir la propriété comme un rapport de pouvoir. La notion de propriété s’élargirait alors non seulement vers ce que l’on peut vendre ou acheter, mais aussi vers ce sur quoi l’on possède un pouvoir absolu (je peux détruire la chose qui m’appartient), ou un pouvoir relatif (uniquement limité par un autre pouvoir, plus grand que le mien).

On remarquera que c’est uniquement à partir de cette notion de pouvoir que l’on pourra éventuellement voir dans la propriété un « droit », ce dernier signifiant justement la capacité d’accorder à quelqu’un un pouvoir quelconque sur un être quel qu’il soit (objet ou personne humaine) même si ce pouvoir ne relève pas uniquement de la force brute (5).

5/ Note

Un enfant a, par exemple, des droits sur ses parents et sa capacité d’exercer ses droits ou de les faire respecter n’émane nullement de son pouvoir direct (sa force physique) mais du pouvoir indirect qui lui est conféré par la société au travers d’un système de droits. C’est donc le pouvoir réel de la société qui fera le pouvoir virtuel de l’enfant et qui lui donnera le nom de « droit ».

Une première définition de la propriété consiste donc à appliquer cette notion à tout ce qui peut s’intégrer à un échange commercial, quelle que soit la nature de l’objet en question. En général, dans le droit des pays occidentaux, la propriété est individuelle (c’est-à-dire qu’elle est – ou du moins qu’elle devrait être – nominativement et inconditionnellement liée à une personne unique), sauf affirmation du contraire.

Cette définition est récente car elle émane du droit de la propriété individuelle telle qu’on la connaît uniquement en Occident. Elle comporte de nombreuses exceptions et ses détournements – surtout en matière d’héritage – furent fréquents ; mais elle a quelques avantages. Elle montre la propriété sous une forme purement utilitaire signalant ainsi la modernité de cette notion, qui ne pouvait venir à l’existence qu’à partir du moment où l’objet lui-même avait perdu tout lien avec la sacralité qui n’aurait autorisé aucun transfert de propriété, aucun usage dénué d’affect – ou de lien social – de l’objet ou de la terre.

Cependant, la vente et l’achat n’expliquent pas tout. Poussée à sa limite extrême, la logique de la propriété en tant que capacité d’aliénation, aboutirait à une non-définition des plus confuses, car on pourrait y inclure les objets cités plus haut, mais aussi le travail, les esclaves, le sang ou les reins, et pourquoi pas aussi les femmes et les enfants.

On se rend vite compte alors que cette énumération est par trop hétéroclite et que si, bien entendu, les femmes, les hommes, les reins, etc. sont parfois considérés comme des « objets » aliénables, le seul fait d’acheter et de vendre ne peut à lui seul être un critère anthropologique sur lequel faire reposer la notion de propriété dans sa totalité.

Une deuxième définition, plus critique, consisterait à voir en la propriété a contrario une usurpation, selon la célèbre formule de Proudhon : « la propriété, c’est le vol ». Cette idée constitue sans doute une réaction aux spéculations de la pensée des Lumières citées plus haut et s’inscrit en faux par rapport à la valeur extrême qui a été donnée à la propriété individuelle par les théoriciens de l’économie libérale au 18ème siècle. Elle a eu son heure de gloire dans la théorie marxiste, cette dernière ayant de plus la finesse de distinguer entre la propriété simplement patrimoniale des époques féodales et celle des outils de production, source de toute activité économique de nature industrielle.

Mais cette deuxième définition, à son tour, pèche par négligence. Car la propriété, vue au travers du prisme de la philosophie libérale du dix-huitième siècle, était d’une définition si limitée qu’elle ne pouvait tenir compte de la profondeur anthropologique de la notion de propriété oubliée depuis au moins l’époque féodale.

La recherche d’une troisième définition de la propriété s’impose donc. Elle consisterait à partir d’un stade à la fois plus large et plus ancien que le libre-échange ou que la valeur bourgeoise et de définir la propriété comme un rapport de pouvoir. La notion de propriété s’élargirait alors non seulement vers ce que l’on peut vendre ou acheter, mais aussi vers ce sur quoi l’on possède un pouvoir absolu (je peux détruire la chose qui m’appartient), ou un pouvoir relatif (uniquement limité par un autre pouvoir, plus grand que le mien).

On remarquera que c’est uniquement à partir de cette notion de pouvoir que l’on pourra éventuellement voir dans la propriété un « droit », ce dernier signifiant justement la capacité d’accorder à quelqu’un un pouvoir quelconque sur un être quel qu’il soit (objet ou personne humaine) même si ce pouvoir ne relève pas uniquement de la force brute (5).

Sur un plan anthropologique, le fait de relier la notion de propriété à celle de pouvoir élargit ainsi son champ bien au-delà de la seule relation commerciale : la première est à la fois universelle sur le plan humain et capable de s’exprimer tout autant dans des modalités affectives et archaïques (symboliques) que dans des modalités rationnelles, éthiques, juridiques ou politiques.

 

Quelques critères épistémiques et anthropologiques

Toutefois, avant de préciser la définition de la propriété en tant que rapport de pouvoir, j’ajouterai deux hypothèses que je considèrerai comme des postulats de départ pour la suite de cette étude.

La première est de nature épistémique. Elle affirme que l’intérêt porté par les êtres humains pour l’objet matériel en tant qu’objet est une acquisition tardive et extrêmement abstraite. L’être humain ne s’approprie réellement des objets en tant qu’objets que dans des époques supérieures de son évolution intellectuelle.

Si l’on veut penser la propriété d’une manière qui soit compatible avec l’évolution conceptuelle de la pensée humaine, il serait plus réaliste d’imaginer qu’au tout début de son développement l’être humain ne s’intéressait en priorité qu’à l’être humain. Ses comportements, y compris lorsqu’ils étaient médiatisés par des objets matériels, ont donc dû pendant longtemps n’exprimer que des relations inter-humaines bien avant d’atteindre un stade où l’intérêt de l’individu se tourne vers un objet en tant que tel.

Dire, par exemple, que dans les sociétés premières, il existe une appropriation des objets familiers, serait un anachronisme, en flagrante contradiction avec ce que l’on sait de l’histoire du développement conceptuel de la notion d’objet. Un être humain immergé dans un collectif ne possède pas d’objets à titre privatif (6) car l’idée de l’objet (séparé de ses significations symboliques ou utilitaires collectives) n’a certainement pas vu le jour avant l’avènement du premier millénaire avant J.C.

6/ Note

…ce qui ne veut pas dire non plus qu’il élabore consciemment une appropriation collective, fondée sur la mise en commun des propriétés de chacun et de tous. Cet idéal, lui aussi, émane de l’époque grecque et on en retrouve les principales traces dans La République de Platon.

La seconde hypothèse est anthropologique. Je poserai comme acquis le fait que l’être humain est un collectif bien avant d’être un individu et que l’individuation est une invention tardive de la rationalité. Les sociétés humaines – du plus grand État au plus petit gang – ont été, et sont encore, majoritairement des sociétés « holistes », c’est–à-dire des sociétés puissamment intégrées et hiérarchisées. La place de chacun lui est assignée dans un ordre social d’autant plus puissant qu’il est sacré et inviolable.

La propriété strictement individuelle, qui relie un objet (par définition abstrait) à une personne humaine (par définition singulière) serait une belle utopie si elle n’avait été instaurée comme principe de base du droit de la propriété dans les sociétés occidentales depuis le 18ème siècle.

Ces deux hypothèses, à elles seules, permettent d’aboutir à la conclusion suivante : la propriété individuelle d’un objet précis est une invention extrêmement récente (7) de la civilisation (dont les ébauches ne remontent guère qu’aux révolutions de pensée greco-romaine et monothéiste).

7/ Note

La propriété communautaire de la terre par les tribus primitives telle qu’elle fut définie par Karl Marx est elle aussi un anachronisme. Nous l’avons vu plus haut, la communauté tribale n’a pas de propriété (la terre-en-tant-qu’objet), elle a un territoire sacré ( la terre en tant que lieu de présence des ancêtres ou en tant que mère nourricière).

Cette rationalisation elle-même est en réalité extrêmement rare, y compris dans les sociétés développées du monde présent. En effet, la puissance affective, symbolique et relationnelle du rapport de propriété en tant que relation de pouvoir est tellement immense qu’il est pratiquement impossible qu’une rationalité, aussi forte et aussi sophistiquée qu’elle soit, puisse un jour le maîtriser totalement.

Et c’est ce qui explique, du moins en partie, la complexité apparente et la confusion réelle dans laquelle se trouve la notion de propriété : nous ne traitons pas ici d’un concept clair, précisément défini, mais de forces obscures, profondément irrationnelles et affectives, qui ont évolué au cours des siècles, qui se sont mêlées aux diktats d’une raison pas toujours au clair de ses propres finalités et qui aboutissent aujourd’hui par la force des choses à célébrer la propriété comme l’un des acquis les plus importants de la civilisation humaine et – en même temps – à la vilipender comme le plus important outil de vol et d’exploitation jamais inventé par les hommes pour dominer leurs congénères.

Tout ceci étant précisé, tentons de donner une définition de la propriété qui pourrait jouer le rôle de grille de lecture pour une histoire de l’appropriation aussi diversifiée et contradictoire que celle qui s’est toujours jouée sur la planète.

La propriété est une relation symbolique entre deux entités humaines (collectives ou individuelles). Cette relation exprime un rapport de pouvoir entre ces deux entités, la première légitimant l’accès de la seconde à une « délégation de pouvoir » elle-même symbolisée par un objet-médian (qui peut être absolument n’importe quoi, minéral, végétal, animal, humain, abstrait).

Un exemple très simple et totalement d’actualité : vous êtes propriétaire de votre appartement. Ceci signifie en fait que l’État, qui possède le pouvoir premier sur le territoire où vous habitez, légitime cette possession ; en d’autres termes, c’est lui qui garantit votre appropriation de cet appartement, vous donnant ainsi le pouvoir second qui vous permettra de le vendre, de le faire hériter à vos proches, ou de vous en défaire d’une manière ou d’une autre.

Le fait que vous possédiez cet appartement est lui-même un accord tacite entre vous et l’entité qui possède le vrai pouvoir (le pouvoir physique) et sans laquelle votre propriété serait une prise de possession brutale à laquelle pourra toujours s’opposer une autre prise de possession brutale, celle d’un occupant qui ne pourra même pas être qualifié de voleur en l’absence d’une légitimation supérieure de votre propre droit à cet appartement (8).

8/ Note

Cette définiton permet d’attirer également l’attention sur la relativité de la notion de « vol ». Le fait d’utiliser la force pour l’appropriation d’une entité quelconque n’est pas toujours vu comme une usurpation et se trouve être à l’origine de nombreux conflits liés principalement à un désaccord sur le caractère délictuel ou non d’une telle appropriation.

Prise de pouvoir et légitimation

J’ai dit plus haut que n’importe quelle entité, réelle, symbolique ou abstraite pouvait être considérée comme appropriable. Seule la définition de la propriété en tant que rapport de pouvoir vient autoriser cette vertigineuse diversité ainsi qu’elle vient expliquer les débats éthiques et juridiques qui n’en finissent jamais sur la nature de ce qui devrait être considéré de l’ordre de la propriété. Est-on propriétaire de son corps, de ses organes ? Est-on propriétaire de sa propre vie ? Qui est propriétaire de l’eau que l’on boit ou de l’air que l’on respire ? De quoi l’État est-il propriétaire ? etc.

Tout ceci signifie en fait que la notion de propriété n’a rien de réel – dans le sens d’ontologique – mais qu’elle ne fait qu’exprimer des rapports humains, politiques, juridiques, symboliques et ce sont ces rapports qui varient dans l’espace et dans le temps.

Nous sommes donc en train de postuler l’existence de ces rapports, et il nous reste à trouver leur raison d’être. En effet, pour que ces rapports de pouvoir soient nécessaires, il faut que deux conditions préalables soient présentes et ce sont elles qui sont réellement à la source de la notion de propriété.

D’une part – première condition – le rapport de pouvoir sur lequel repose la propriété ne peut exister que si un litige portant sur sa légitimation est possible. La notion de propriété apparaît donc comme la solution d’un problème, et cette solution se doit d’émaner des plus hautes instances de pouvoir pour paraître comme légitime.

Ceci nous dit que le litige est prioritaire à l’avènement de la propriété. Or, pour que le litige lui-même soit envisageable, nécessitant ainsi l’arbitrage du rapport de pouvoir, il faut – seconde condition – que l’appropriation d’une seule et même entité soit considérée comme souhaitable par un minimum de deux parties (individuelles ou collectives).

Attention ! Ce n’est donc pas la rareté de l’objet qui le rend précieux (comme le pensaient les économistes des Lumières), mais uniquement le désir des « autres », ce qui vient confirmer – soit dit en passant – la nature uniquement humaine, sociale (non-objective), de la notion de propriété.

Le changement de perspective que je propose est donc le suivant : comprendre la notion de propriété n’est pas fonction de la nature des objets dont on peut être propriétaire. Il dépend uniquement de la nature des liens sociaux qui font que tel objet est considéré comme appropriable et devient ainsi une source de conflit, nécessitant alors un arbitrage par le pouvoir.

Exemple : je peux décider de m’approprier les galaxies lointaines sans que cela n’affecte en rien mes rapports avec les autres êtres humains, sauf à ce qu’ils soient surpris de ma naïveté. En effet, mon appropriation d’un objet sur lequel personne ne peut avoir le moindre pouvoir et que personne d’autre ne revendique comme sien, a toutes les chances de tomber dans l’indifférence la plus totale. Mais, dans la notion de propriété, il y a plus qu’une simple imitation des uns par les autres.

L’exemple le plus intéressant sur ce plan fut celui des « Indiens’ d’Amérique cités plus haut, pour qui leur terre n’a jamais porté la signification d’un « objet aliénable ». Malgré l’exemple que leur proposaient les « Blancs », qui tenaient tous à accéder à la propriété des terres, leur faire « comprendre » cette signification de la propriété n’a guère été possible.

Dans leur cas, l’imitation n’a guère fonctionné car elle aurait impliqué pour eux un changement tellement radical de culture (de conception du monde) que toutes les tentatives pour les encourager à l’accession à la propriété (dans sa version légale et occidentale) ont échoué, mettant à mal leurs rapports avec une terre qu’ils considéraient surtout comme un territoire nourricier, le lieu du lien sacré entre eux et leurs ancêtres.

On ne devient pas propriétaire pour imiter l’autre. On le devient parce que l’on est convaincu que ce rapport de pouvoir qu’est la propriété – sur les objets, sur la terre, sur les hommes – a une signification, qu’il dit aux autres quelle est l’importance de la place que l’on tient au sein d’une société donnée, ou qu’une société tient, dans la hiérarchie des sociétés analogues (9).

9/ Note

L’ « avoir » n’a finalement jamais eu que peu de lien avec l’ « être ». Avoir est cependant presque toujours synonyme de « pouvoir » et de « paraître », y compris dans le cas des dons.

Le meilleur exemple de ce fait est la coutume du potlatch, ce don superlatif dont sont justement familières quelques unes parmi les cultures indiennes d’Amérique. Donner n’est pas ici un acte de charité ou un principe purement utilitaire. On donne pour montrer à l’autre de quoi l’on est capable et l’on s’attend à ce que l’autre donne encore davantage ; cet engrenage s’amplifie parfois jusqu’à atteindre des sommets dans la démesure et le gaspillage pouvant arriver jusqu’au sacrifice humain.

Cette démesure, destinée à montrer symboliquement ou réellement aux autres sa puissance et sa richesse appartient à la même logique tribale que la vendetta qui, elle aussi, débutant avec un simple accident ou meurtre, peut en fin de compte enclencher entre les collectifs des guerres interminables.

Mais si la propriété se ramène de toutes les manières à des rapports de pouvoir, cela signifie obligatoirement que la notion de force physique est quelque part sous jacente aux différentes interprétations de la notion de propriété au travers des âges. C’est ce qu’il nous reste à voir dans la partie suivante.

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