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Le Réel et la Science – Chapitre I

Chapitre I – Un peu d’histoire

Pendant longtemps, s’intéresser au Réel relevait de la Métaphysique et, dans le cadre de cette discipline, de ce qu’on appelle l’Ontologie, la science de l’Etre. Ce qui était censé exister relevait de la spéculation revendiquée comme telle, quelle que soit sa nature : Idées, atomes, substances, divinités, etc. La Renaissance en Europe vit apparaître un rétrécissement de la notion de Réel vers trois champs ontologiques complémentaires : les concepts abstraits (masse, force, puissance…), les mathématiques (proportions, équations, symétries…), et enfin un Réel que l’on qualifiera d’ « externe » à notre entendement, multiple et dynamique, qu’il s’agit d’aborder le plus rationnellement possible et qui est essentiellement composé de matière (accompagnée d’espace, de temps et de mouvement).
Les philosophes et les scientifiques ont alors divergé sur la manière de composer entre eux ces trois champs ontologiques, et deux grandes écoles, ou perspectives, ont clairement pris position sur les façons de voir la relation entre le Réel d’une part et le discours sur le Réel (c’est-à-dire la science ou plus largement la connaissance) d’autre part.
Sur le plan de l’histoire de la philosophie, ce fut une courte époque, animée par la fascination de la révolution scientifique, et qui a duré près de deux siècles. Ce véritable tournant « épistémologique », qui a débuté au 17ème siècle (avec Galilée, Descartes, Bacon, etc.) s’est achevé avec Kant, ainsi que présenté ci-dessous.
La première perspective, l’empirisme, a été dominante dans la philosophie anglo-saxonne. Elle prescrit que toute connaissance provient en premier lieu des sens, et que le rôle de la raison est ensuite d’agencer les sensations pour construire un ensemble cohérent par le biais d’un raisonnement inductif, ou d’en extraire des abstractions. Sans l’information que les sens soutirent – passivement – au monde, la raison est aveugle et ne produit au mieux que des tautologies et au pire des aberrations métaphysiques. A la naissance, l’entendement humain est une tabula rasa, et il se « remplit » à mesure que l’on expérimente les données amenées par nos perceptions.
L’empirisme fut un mouvement important en philosophie aux 17e et 18e siècles, associé à de grands noms : Francis Bacon a mis en avant la méthode inductive, John Locke a donné la priorité à la distinction entre les qualités premières – celles qui appartiennent intrinsèquement aux choses – et les qualités secondes, – celles qui proviennent de l’interaction entre nos perceptions et le monde qui nous entoure ; David Hume a érigé en premières réalités ce qu’il a appelé des « impressions » – qualités de ce que nous percevons des phénomènes – et instauré le scepticisme sur la possibilité d’inférer quoique ce soit concernant le réel à partir de la seule raison en général et de la seule relation causale en particulier. Par la suite, le scepticisme humien fut développé et endurci par Ernst Mach à la fin du dix-neuvième siècle, puis par la pensée positiviste et la philosophie analytique dans la première moitié du vingtième siècle, qui ont rajouté au programme empiriste la philosophie du langage et celle de la logique.
La seconde perspective, dénommée rationalisme, prend la position inverse. Pour ses adeptes, la raison (principalement mais non exclusivement mathématique), est postulée comme le premier moteur de la connaissance, ayant la capacité d’en produire, y compris d’une manière indépendante des choses perçues. La nature est écrite dans ce langage de la rationalité en général et de la rationalité mathématique en particulier, selon la grande découverte de Galilée. Les maths sont donc une connaissance à part entière et non des tautologies comme disent certains empiristes. Les adeptes du rationalisme furent les grands noms de la pensée continentale : Descartes, Leibniz, etc. Le rationalisme affirme qu’il est impossible de connaître quoi que ce soit du Réel « externe » sans tenir compte des règles de l’esprit (logique, mathématique), il affirme également que la métaphysique peut être une véritable connaissance, issue de la raison seule (indépendamment des sens). Il est essentiel d’arrêter la confusion souvent entretenue entre rationalisme et rationalité. Le premier est un mouvement philosophique particulier que nous venons de définir, la seconde est une méthode de jugement découverte et utilisée depuis des temps anciens. En d’autres termes, l’empirisme est aussi rationnel que le rationalisme.
La principale tentative de synthèse entre ces deux courants – rationalisme et empirisme – est venue de Kant. Son idée, celle d’un constructivisme conceptuel universel, consiste à associer notre capacité à connaître le monde extérieur au fait de le passer par notre grille de lecture unique et universelle, celle des mathématiques euclidiennes, seules capables de transformer le chaos des sensations en une description cohérente et efficace. Son exemple princeps était, on s’en doute, la Mécanique newtonienne. Pas de connaissance donc sans espace et temps, sans causalité, etc…
Malgré son impact durable sur les scientifiques, le kantisme a petit à petit perdu de sa pertinence. Les mathématiques euclidiennes ont été réduites à une branche particulière des mathématiques dans une arborescence infiniment diversifiée, et la Mécanique classique a laissé s’installer à ses frontières deux disciplines qui, dans la stricte logique kantienne, n’auraient jamais dû voir le jour : la théorie de la relativité (qui remet en question la vision euclidienne a priori de l’espace et du temps) et la mécanique quantique (dont l’une des fondations – l’hypothèse de l’aléatoire intrinsèque – semble remettre en cause le déterminisme classique toujours présent quoique sous-jacent aux phénomènes stochastiques « classiques », selon la démonstration de Laplace).
Il a donc fallu se rendre à l’évidence : la thèse épistémologique de Kant est réfutée, sa théorie de l’entendement, quoique séduisante, n’est pas conforme à l’évolution des connaissances scientifiques ; et, par suite, le réel que l’on perçoit et que l’on étudie, ne se réduit pas à une construction établie entre le monde externe et nos logiciels internes. Ce n’est pas que le réel n’est absolument pas connaissable ou n’existe pas, comme le voudraient certains ; c’est simplement que le réel ne se laisse pas aisément dompter et peut être plus surprenant ou déstabilisant que prévu, signifiant par là qu’il ne suffit pas de le « filtrer » par nos catégories mentales pour qu’il advienne.
Face à cet état des choses, les scientifiques et les philosophes se devaient de trouver une alternative aux trois grandes écoles épistémologiques des Lumières : le rationalisme, l’empirisme et le constructivisme cognitif de Kant.
Une pléthore d’approches différentes a ainsi vu le jour : le positivisme, l’hypothético-déductivisme de Popper, le constructivisme culturel ou social. Aujourd’hui les théories sur le Réel ne se comptent plus et, dans tous les cas, l’enjeu reste celui de définir de novo le rapport de la science au Réel. Le Réel existe-t-il et si oui est-il connaissable ? Ce genre de questionnement a d’ailleurs fini par ne plus guère intéresser les scientifiques et par se limiter d’une part aux philosophes, qui se sont noyés dès lors dans les méandres de la philosophie analytique ou de la philosophie du langage, et d’autre part des sociologues qui ont profité de l’occasion pour avancer la thèse du constructivisme social ou culturel des connaissances, thèse parfaitement légitime car vérifiable et vérifiée dans de nombreuses circonstances pour ce qui concerne les sciences de l’homme (sociologie, psychologie, politique, psychiatrie), mais qu’il serait difficile d’étendre à toutes les formes de connaissance du Réel, en particulier celles des sciences de la matière.
Les deux questions ci-dessus à propos de la réalité et de la légitimité de la connaissance du Réel ont fini par sembler non signifiantes pour l’écrasante majorité des scientifiques qui ont les mains dans le cambouis. Pour eux, l’évidence impose un oui franc et massif aux deux questions, quitte par la suite à nuancer les détails. Oui, le Réel existe d’une manière indubitable. Oui, le Réel est connaissable. Non sans effort, non sans hypothèses théoriques parfois nombreuses et contradictoires, et donc non sans controverses, dans le sens le plus noble du terme.
Je précise que j’adopte ici une position proche de celle de Descartes que l’on pourrait décrire comme un réalisme naïf amélioré : « je pense que ce que je perçois existe – i.e. n’est pas une illusion –, mais je sais aussi que mes sens peuvent me tromper ». Dit autrement, nous pouvons connaître « vraiment » le réel (le mur que l’on touche, le fruit que l’on ingère, ou la cellule vivante observée sous le microscope ne sont pas des illusions), mais nos sens ne nous donnent jamais le dernier mot sur les choses. La raison doit alors intervenir afin de questionner la pertinence des perceptions, de trouver les réponses adéquates aux questions qui s’imposent et de produire les meilleures méthodes pour y parvenir. Il n’y a a priori aucune raison pour penser que le réel est inabordable, qu’il est « voilé » ou qu’un malin génie nous trompe sur ce sujet. Nous vivons dans le réel et en faisons partie. Mais le réel n’est pas monobloc. Il est composite, à étages, et pour compliquer le tout, en devenir.
Les deux théories de la Relativité et la physique quantique sont nées à une époque charnière, celle où le positivisme (version dure de l’empirisme) battait son plein et de nombreux grands savants, fort cultivés, étaient tentés par le fait de dire que seuls comptent les résultats de l’expérimentation et de l’observation, associés à des règles mathématiques, sans essayer de s’intéresser à la nature de l’existant qui les sous-tend, ce dernier étant dédaigneusement qualifié de « métaphysique ». S’efforcer d’aller au-delà de l’observation et de la description, tenter de dire « ce que cela signifie » ou bien « qu’est-ce que cela nous dit à propos du réel » n’avait dès lors plus aucun sens.
Il faut dire qu’il y avait dans les vingt premières années du vingtième siècle un sérieux décalage entre les protagonistes. Alors qu’Einstein avait suivi avec succès les enseignements de Mach pour la relativité restreinte (en 1905), il en était sorti pour édicter sa théorie de la relativité générale en 1915. Par la suite, cette fois au cours des années 20 et suivantes, le succès des thèses positiviste était (presque) entré dans les mœurs et certains grands noms (Heisenberg ou Bohr) étaient fortement tentés. Ils en sont revenus tous les deux, le premier vers un réalisme proche de celui d’Einstein, ainsi qu’il l’explique dans ses livres de philosophie et le second, principalement au travers de ses conférences, s’est retrouvé plutôt associé à un kantisme mal maîtrisé.
Par la suite, la philosophie positiviste, émigrée aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, a continué à exercer une forte influence sur les philosophes et les scientifiques. La notion de « réel » devenait tabou puisque associée à une « métaphysique » non souhaitée. La philosophie analytique, sur les bases du phénoménalisme de Mach transformé par le positivisme de l’Ecole de Vienne, mais aussi sur celles de la philosophie du langage de Wittgenstein, ou d’un symbolisme logique proche des thèses de Whitehead, préconisait la limitation drastique de toute théorie scientifique à la description du réel observé/mesuré par le seul appareil mathématique, sans essayer de s’aventurer sur le terrain (qualifié de métaphysique) du sens ou de l’ontologie.
Dans le foisonnement chaotique des idées qui s’en est ensuit, – et ainsi que recommandé par Descartes depuis longtemps – la démarche analytique (à ne pas confondre avec le courant philosophique mentionné ci-dessus) s’est à nouveau révélée nécessaire. Il devenait nécessaire de mettre de l’ordre dans le Réel. C’est ce qui nous occupera dans le chapitre suivant.