Imprimer

Le Réel et la Science – Chapitre IV

L’objectivité, le lien entre le Réel et le Vrai

L’objectivité est une notion beaucoup plus large que ce qui relève de la connaissance scientifique, celle du Réel-1, avec toutes ses difficultés et ses questionnements. On peut ainsi légitimement parler d’objectivité en politique, de la redoutable question de l’objectivité dans les systèmes de valeurs (le Beau ou le Bien) ou même de l’objectivité de n’importe quel discours qui se veut rationnel et qui peut, en termes freudiens, concilier sous sa rationalité apparente une raison d’être dissimulée, refoulée ou non, personnelle ou collective, que j’avais appelée « raison justifiante ». Tout ceci serait trop long à développer et je ne m’aventurerai pas dans ces considérations.

Cependant, et si l’on accepte les distinctions émises dans les précédents chapitres, il devient inévitable de s’interroger sur la nature et la possibilité de l’objectivité dans les sciences de la nature.

Peut-être est-il essentiel de commencer par attirer l’attention sur le fait qu’en se fondant sur la mesure, – en passant du qualitatif au quantitatif –  la science moderne a ainsi accompli un bond en avant dans son souci d’objectivité. Car si l’on peut discuter d’une qualité, – x est grand ou x est petit sont des notions relatives – la mesure de la quantité correspondante permet de mettre tout le monde d’accord, non par consensus (encore une fois, ce mot ne devrait pas avoir sa place dans les disciplines scientifiques) mais simplement parce que la mesure indiquée par un mètre – la taille de x est de 2 mètres  – est non discutable car elle est objective. Elle se situe « en dehors » des sensations, des avis ou des prises de position des intervenants.

Le problème est que si les mesures permettent de sortir des perspectives individuelles ou collectives, ces mêmes mesures ne produisent pas, à elles seules, une explication. D’une part, les mesures peuvent elles-mêmes se fonder sur des théories (la dilatation d’une colonne de mercure pour un thermomètre classique), la seconde est que, même si elles sont totalement fondées, les mesures ne donnent qu’une présentation descriptive aux phénomènes observés. Elles appellent une interprétation.

C’est d’ailleurs pour cela que des positivistes « purs et durs » comme Ernst Mach ont voulu que la démarche scientifique se limite strictement aux mesures, sans aller vers des interprétations fondées sur des ontologies, afin d’éviter toute forme de spéculation que Mach qualifiait de « métaphysique ».

L’explication, celle qui vient après les mesures, consiste donc en une forme d’interprétation des phénomènes ou des événements étudiés. Et, dans ce cas, plusieurs interprétations sont parfois possibles. Or, la diversité des interprétations appartient obligatoirement au Réel-2 puisqu’il n’est pas question d’imaginer que le Réel-1 puisse fonctionner selon des modalités différentes d’une manière simultanée.

Comment considérer comme « réellement » objectives des informations ou des connaissances dans lesquelles s’enchevêtrent des pans entiers du Réel-1 et d’autres qui proviennent du Réel-2 ? La seule présence du Réel-2 dans toutes les composantes de la connaissance n’est-elle pas un argument en faveur de la subjectivité de tout prétendu savoir humain ? Ce problème peut devenir un véritable casse-tête lorsqu’on n’arrive pas – dans l’élaboration d’une théorie donnée – à distinguer dans les piliers sur lesquels elle repose, entre les données des mesures exonérées de théorie et les théories sous-jacentes qui, parfois, peuvent remonter à loin ou même être sous influence de théories d’une discipline autre.

Nous reviendrons à ces questions dont les enjeux sont fondamentaux pour la légitimation des connaissances, après avoir alerté sur deux points qu’il est nécessaire de bien comprendre avant de procéder à l’analyse de l’objectivité et des problématiques qu’elle pose.

Le premier est que l’objectivité, dans un sens absolu, est atteinte – en fonction de l’objet visé – au prix d’une analyse qui va du mode empirique le plus simple et le plus immédiat, jusqu’à l’immense effort technique ou intellectuel qui se retrouve nécessaire pour la garantir.

Ainsi, lorsqu’on est assuré de la véracité des énoncés à propos du Réel-1, rien n’est plus simple que de signaler une vérité objective. Si l’objectivité directe –  « je vois de ma fenêtre le cerisier du jardin » – permet d’accéder à une vérité objective de nature simplement empirique, le problème devient tout autre lorsque l’affirmation est, par exemple, « je perçois grâce aux rayons X une protéine en voie de configuration ». Ce second cas, tout aussi objectif que le premier, n’est en rien analogue à lui pour ce qui concerne le montage technologique, méthodologique et même théorique, qui va permettre que l’énoncé de Réel-2 corresponde à un Réel-1 où une protéine bien réelle est effectivement en train de passer par les différentes phases de sa configuration.

On comprend bien qu’entre l’objectivité simple et directe d’une constatation au quotidien et l’objectivité d’éléments bien réels mais retrouvés et plus ou moins bien compris au prix d’une construction technologique, théorique et mathématique, il y a une distance qu’il convient de bien prendre en compte.

Ainsi, plus prudemment, on devrait dire que la connaissance s’améliore dans un « processus d’objectivation » de moins en moins direct, (ou parfois de plus en plus direct) ; ceci ne l’empêche nullement d’avoir prise sur le Réel-1, puisque, dans tous les cas, le processus d’objectivation se définit par une dialectique, une sorte d’aller-retour permanent, entre les éléments factuels glanés par l’observation et la mesure dans le Réel-1 et les concepts, hypothèses, théories, formalismes, inventés dans le cadre du Réel-2.

Aujourd’hui, la connaissance scientifique va du simple au complexe, du direct à l’indirect, du Réel que l’on perçoit à celui que l’on déduit. Mais dans cet immense ensemble où les activités de construction et de déconstruction critique sont permanentes, on peut garantir que de connaissances objectives existent déjà et qu’elles ont été solidement établies. En sens inverse, le Réel-1 de la sphéricité de la Terre n’est devenu définitivement objectif – sans spéculation, sans a priori théorique, sans formalisme aucun – qu’avec la multiplicité des images et des témoignages en provenance… du Ciel. Mais avant d’en arriver là, il est passé par tout le processus que j’ai décrit dans les paragraphes précédents, fait de théories, de concepts, de vérifications indirectes, etc.

C’est dans le cadre de cette dialectique entre Réel-1 et Réel-2 qu’il peut arriver que certaines données, que l’on considère objectives à un moment donné, soient révisées comme ne l’étant pas, quelques temps par la suite. C’est là où la distinction entre la « théorie » d’une part et les « faits » d’autre part, devient à la fois difficile et cruciale. Si la spéculation théorique est une nécessité pour accéder à certaines formes d’objectivité, le passage du théorique au factuel, in fine, est un gage de vérité objective : l’énoncé (Réel-2) est alors bien fidèle au fait (Réel-1). Les atomes, objets théoriques fortement controversés, ne sont devenus que très récemment, des objets perceptibles et maniables atome par atome. Et le fait que la Terre tourne n’a été rendu visible qu’au 19ème siècle grâce au pendule de Foucault. Sur le plan purement empirique, nul n’a jamais vu la Terre tourner.

L’affirmation d’une connaissance objective est donc celle d’une connaissance en adéquation totale avec le « monde extérieur », sur laquelle, dans toutes ses facettes (observations, mesures, prédictions, etc.) il n’y a aucune raison de revenir. Or, cette connaissance, aussi universelle qu’elle puisse vouloir être, est nécessairement partielle, puisqu’elle ne peut que correspondre à une petite partie du Réel-1. Son universalisation doit alors passer par une affirmation philosophique (et non scientifique), une affirmation telle que celle exprimée par Newton dans les Principia, et qui veut que la connaissance de la Nature locale, puisse et doive être généralisée vers le global.

Tout ce qui ne relève pas de cette objectivité définitive, on peut le qualifier d’aussi objectif que possible, dans la limite des connaissances actuelles (selon la formule consacrée), ne serait-ce que pour permettre aux générations futures de découvrir les pièges que la subjectivité a toujours tendance à faire jaillir sur le chemin de l’objectivité parfaite.

Le second point, plus compliqué, est celui qui nous permettra de clarifier ce qu’on entend par « subjectivité ». Car il existe deux formes de subjectivité, distinctes quoique fortement reliées, l’une personnelle, seulement partiellement communicable (comme la sensation de la douleur par exemple) et une autre, qui représente en quelque sorte le degré minimum de la connaissance humaine dans sa version collective ; cette subjectivité collective peut affecter la démarche scientifique simplement parce que la science est une pratique humaine et que les faiblesses humaines ne peuvent manquer de l’influencer

Commençons par la subjectivité individuelle. On appelle « subjective » toute information ou toute sensation qui accompagnent l’expérience vécue d’un individu d’une manière incommunicable à autrui. Les émotions et les sensations telles que le plaisir ou la douleur sont subjectives, ainsi que les sentiments, les rêves, les goûts, mais aussi les hallucinations, les visions etc. Les données qui appartiennent à la subjectivité individuelle ne sont ni inexistantes ni fausses (sauf si la personne ment sur ce qu’elle éprouve). Comme dans l’exemple de la température « ressentie », elles sont même absolument réelles pour la personne qui les vit, mais pour elle seule.

Plus grave cependant, est la seconde forme de subjectivité, celle dans laquelle une partie ou l’ensemble de ces données subjectives peut devenir socialement contagieux et affecter d’autres personnes, tout en restant confinés au champ sociologique. L’être humain est un animal grégaire et on sait avec quelle facilité une émotion peut être transmise à quelqu’un d’autre et à quel point les foules peuvent être sensibles à une hallucination ou à une peur collectives. Les émotions collectives – en particulier la peur et la haine – peuvent détourner la raison au point d’en faire un outil pour justifier leurs expressions. Ces émotions collectives se mettent alors à appartenir à un Réel-2 qui peut affecter le Réel-1. Ainsi, une foule en colère peut casser ou incendier – ou même produire un déchaînement de violences –  affectant par là le Réel-1, à partir d’un ensemble de données, émotions, impulsions et intentions, appartenant au Réel-2.

La réalité subjective rejoint ainsi très vite la pensée magique, toute fondée sur la subjectivité, mais une subjectivité qui a la capacité de se généraliser dans un groupe donné et de devenir par suite bien réelle (du Réel-2) dans la mesure où elle finit par affecter le Réel-1.

L’idée que l’on puisse libérer la connaissance objective de la réalité subjective et de la pensée magique qui l’accompagne inéluctablement a été à la base du développement de la pensée rationnelle. La méthode rationnelle – ancêtre de la méthode scientifique –  est donc venue au secours de l’objectivité, car son injonction première est de distinguer entre l’opinion (doxa), essentiellement subjective, et la connaissance établie (épistémè), dont l’ambition est d’être aussi objective que possible, par l’utilisation d’un instrument découvert seulement dans le premier millénaire avant notre ère,  la Raison (Logos).

C’est donc cette connaissance rationnellement établie que l’on essaiera d’atteindre en aspirant à un idéal d’objectivité. Ici, il ne s’agit surtout pas d’une pensée consensuelle, bien au contraire. La pensée consensuelle pourrait être la pire de toutes, en termes à la fois de Vérité et d’Objectivité, dans la mesure où elle peut être suspectée de tirer ses principalement forces de la subjectivité collective issue de la pensée magique d’une part, et parce que, d’autre part, elle bloque le chemin de l’esprit critique et de la capacité de remise en question.

Une alternative au dilemme qui consiste à devoir choisir entre une objectivité totale et une subjectivité antinomique avec la définition même de la science a été trouvée par les constructivistes (depuis Kant jusqu’à aujourd’hui). Elle consiste à nier l’objectivité et à la remplacer par une intersubjectivité. En d’autres termes, on intègrerait le Réel-1 dans le Réel-2. Cela permettrait d’avoir une vision unitaire du discours scientifique, avec néanmoins un inconvénient majeur, il ne serait que de l’ordre du discours, c’est-à-dire de l’ordre de ce que les structures mentales humaines peuvent élaborer, et seulement cela. Aucun rapport avec un hypothétique Réel-1 que Kant qualifie de « noumène » ou « chose-en-soi » et qui demeurerait en dehors de toute connaissance humaine.

Cette solution a séduit de nombreux philosophes et sociologues. D’une part, parce qu’il est évident que, souvent, ce qu’on appelle le Réel se révèle comme étant véritablement une construction sociale. Ainsi, les phénomènes perçus comme des apparitions de la Vierge au 19ème siècle, se sont transformés en OVNIs au 20ème siècle. Les constructions psychologiques et sociales du Réel sont multiples et ont très bien été décrites par l’école de Palo Alto.

Néanmoins, le constructivisme fait perdre à la démarche scientifique dans les sciences de la nature toute sa légitimité et sa crédibilité. A quoi sert de connaître les lois de la nature si cette connaissance ne donne pas accès à un monde « externe », bien solide et bien réel ?

Sur le plan strictement scientifique, le constructivisme fut donc un outil de la « critique des sciences », un programme académique chargé de mettre le doute sur l’ensemble de la démarche scientifique au nom de son rapport au pouvoir, à l’industrie, aux technologies, bref, à l’ensemble des pratiques que l’on souhaite critiquer et pour la critique desquelles la démarche scientifique était devenue le maillon faible.

Or, le constructivisme pêche par de nombreuses absurdités.

D’une part, ramener le Réel-1 à l’agent ou au sujet de la connaissance, le transformer en quelque sorte en une illusion de l’entendement, est non seulement non crédible, cela est aussi inutile (sauf pour la spéculation philosophique dont il émane). Nier la réalité du Réel – pourvu que ce soit bien de lui qu’il s’agit – est en contradiction totale avec le progrès des connaissances, aussi bien qu’avec les difficultés rencontrées par les scientifiques pour atteindre lesdits progrès ou par les résultats qu’amènent les technologies qui s’en inspirent.

Nous avons déjà évoqué quelque chose de proche du principe de raison suffisante concernant les entités du Réel-1 en disant que ce sont celles dont il serait vain de nier l’existence lorsqu’on les rencontre. En effet, cela ne sert de rien de se convaincre que l’arbre qu’on a en face de soi et que l’on va percuter n’existe pas. On se retrouve ainsi en plein discours sophistique. Le Réel-1 est souvent un réel dur, dans le sens premier du terme – celui dont il serait vain de douter – ce qui qualifie son objectivité d’une manière immédiate.

Il arrive également que le Réel-2 contienne des éléments de réalité dure (et donc objective), à condition qu’ils soient élaborés d’une manière absolument rationnelle, hypothético-déductive. On trouve ce genre de réel « dur » (qui exprime une contrainte) en mathématiques : « je le vois mais je ne le crois pas » disait Cantor dans une lettre à Dedekind à propos des infinis. Ce type de Réel-2 énonce des réalités objectives (celles dont la négation est vaine), amenées par des raisonnements logiques rigoureux… à condition qu’on accepte les prémices à partir desquelles ces réalités se déduisent.

Mais la volonté d’évitement de la pensée magique n’était pas le seul argument en faveur de l’aspiration à l’objectivité. Il fallait encore livrer une autre bataille, contre le relativisme généralisé, celui des Sophistes, pour qui, quelle que soit la nature du Réel-1, le Réel-2 ne pourra jamais y accéder, puisque « l’homme est la mesure de toutes choses », selon le précepte enseigné par l’école de Protagoras.

C’est dire à quel point il a toujours été nécessaire de considérer l’objectivité comme un bien précieux, que l’on risque de perdre si l’on n’y prend garde, face à la force naturelle de la pensée magique et la puissance politique de la sophistique.

Reste que, pour nombre de scientifiques et de philosophes, le fait que l’observateur (ou l’outil) aie un rôle dans l’appréhension du Réel-1, implique automatiquement une certaine forme de subjectivité. Cette subjectivité possède plusieurs variantes, allant du rôle du Sujet dans la connaissance, dans la version réaliste de Descartes, au constructivisme universel de Kant, dans lequel le réel que l’on connait n’est jamais le Réel-en-soi (les noumènes) mais une construction que notre entendement est capable d’appréhender puisqu’elle lui est en partie propre. Si les phénomènes consistent en une intrication entre nos perceptions et le réel « externe », notre connaissance elle n’est possible que dans le cadre de nos catégories mentales, conditions nécessaires pour qu’une connaissance du monde phénoménal ait lieu.

Dans tous ces cas, le Réel-1 perçu, mesuré, conçu, est soupçonné d’avoir été perverti/déformé par nos propres constructions qu’elles viennent de nos cultures, de notre appréhension individuelle, de la nature de notre langage, de la nature de nos applications mathématiques ou, bien entendu, de la nature de la technologie mise à disposition pour connaître le réel.

C’est là où la position de Descartes, dont j’ai parlé plus haut, prend toute sa richesse, avec son allégorie du malin génie. Que l’on se trompe sur les propriétés du Réel-1 est une chose normale et perfectible. Que l’on considère qu’il n’est pas réel, en revanche, est une vue de l’esprit qui a souvent séduit les intellectuels mais qui, poussée à l’extrême, devient absurde. Le proverbe anglais « la preuve du pudding, est qu’on le mange » a été rendu célèbre lorsqu’il fut cité par Engels, mais sa valeur reste universelle. Nier le Réel est absurde, nier notre capacité à connaître le Réel est également une absurdité. Réformer constamment notre appréhension du Réel doit être la règle. Et cette règle a été intégrée dans la méthode scientifique, justement, pour qu’elle soit à l’abri aussi bien de la pensée magique que de l’absurdité d’une négation tous azimuts, oscillant entre cynisme et nihilisme.

Là où il me semble que l’hypothèse du Réel-2 est une véritable avancée pour débroussailler le lien qui nous rattache au Réel-1, est que l’existence du Réel-2 permet d’englober toutes les formes de subjectivités ou de rationalités qui, en constante évolution, font et défont les processus cognitifs. Le Réel-2 est strictement humain et, à ce titre, il comporte des points d’intersection avec le Réel-1 et des moments de divergence avec lui, le tout dans un flux ininterrompu qui occupe l’histoire de la connaissance dans sa totalité. Face à des Réel-1 indiscutables, des Réel-1 théoriques, des Réel-1 fantasmatiques, etc…, la démarche scientifique et rationnelle – qui appartient au Réel-2 – a justement pour rôle de démêler le vrai du faux, et c’est dans ce démêlage qu’on voit justement s’opérer le processus d’objectivation… Mais, pour qu’il s’opère, encore faut-il être convaincu de sa possibilité.

Reste, bien entendu, que le rôle, l’intervention du sujet, pour la connaissance du Réel-1 est une nécessité et que le contenu déterminé par cette nécessité – en raison de l’immensité et de la complexité du Réel-1 – ne peut qu’être partiel. Est-il déterminé par un choix humain ? Oui, bien sûr, surtout quand il dépend des intérêts, des modes ou des budgets. Non, en revanche, tant que la réalité de ce Réel-là, elle, reste indépendante des intérêts, des modes ou des budgets.

Par quoi est-elle déterminée ? Plusieurs facteurs vont délimiter le Réel-1 auquel on a affaire. J’ai déjà parlé des « étages » du Réel, c’est-à-dire des échelles dans lesquelles on peut découper une tranche de Réel et la découvrir dans son objective réalité. Il convient de rajouter d’autres modes de parcellisation du Réel. Tous permettent d’accéder d’une manière qui est clairement déterminée par l’observateur. Tous, en revanche, obligent à tenter des synthèses entre les différentes parcelles pour atteindre une objectivation supérieure. Mais tous ne réussissent pas. Ceci ne conduit pas à la subjectivité, mais à l’ignorance, à la mise en doute, aux connaissances théoriques ou provisoires.

Classiquement, l’objectivité totale, l’objectivité absolue, est mise à mal au moins partiellement par la théorie du chaos et par la complexité (qu’il convient de bien distinguer tant pour les méthodes que pour les résultats), toutes les deux posant des contraintes inévitables sur la définition de la connaissance en tant que capacité d’explication et de prévision. Dans ces deux cas, l’opposé de l’objectivité n’est en général pas considéré comme de la subjectivité, ainsi que nous le verrons ci-dessous.

La théorie du chaos, énonce que certains phénomènes tout en étant déterministes sont imprévisibles, en raison de la sensibilité de leur mesure aux conditions initiales. Si le déterminisme indique bien une présence de Réel-1, la non-prévisibilité est une forte contrainte posée sur les conditions d’opération du Réel-2. L’objectivité est ainsi amputée de son pouvoir de prévision, mais son essence est bien présente.

La complexité, elle, intervient lorsqu’une cause peut produire un effet ou l’effet contraire, selon le moment où elle se produit ce qui revient à dire que chaque événement mesuré ou observé est événement singulier. Encore une fois, on sait que le Réel-1 est causal, mais il est  impossible de savoir dans quelle direction il va se diriger à un instant donné. Encore une fois, le Réel-1 est toujours bien présent, mais sa connaissance (Réel-2) est amoindrie du fait qu’il peut causalement varier d’une manière impromptue. Ici, l’objectivité est amputée de sa capacité d’universalisation ou de généralisation (chose que les médecins connaissent fort bien lorsqu’ils refusent prudemment de livrer des pronostics sur l’issue d’une maladie). Là aussi, la complexité apprend à être modeste par rapport à ce qu’on sait certainement, mais elle ne met pas en doute ce que l’on sait…puisqu’on sait au minimum que l’effet ou son contraire – ainsi que les nuances – peuvent se produire.

Une troisième forme de contrainte posée à l’adéquation entre la connaissance et le Réel-1 est constituée par le calcul de probabilités, qui aboutit à une connaissance obstinément approximative, jamais réellement satisfaisante quoique supérieurement efficace, d’un genre que l’entendement humain ne semble pas pouvoir dépasser. Historiquement, le calcul des probabilités a été fondé dans les jeux de cartes ou dans le calcul des risques. Et dans les deux cas, il donne l’impression que de « choix » de l’observateur ou du joueur est décisif. Je n’entrerai pas ici dans une épistémologie des probabilités. Le point important pour notre réflexion est que, dans toute forme de probabilité (classique, bayesienne, fréquentiste) il existe une possibilité de « choisir » un scénario, et cette possibilité donne l’impression, parfois justifiée mais pas toujours, que le sujet décidant du contenu de son observation ou de son expérimentation, la probabilité qu’il calcule prouve que la démarche scientifique est une démarche subjective.

Le quatrième obstacle est cependant le plus dominant. C’est le fait que, par force, nous sommes incapables en tant qu’êtres humains d’avoir une vision globale de ce qui se passe dans le Réel-1. Toutes les connaissances sont partielles, non parce qu’elles sont approximatives ou illusoires, mais simplement parce qu’elles proviennent d’un cadre conceptuel et méthodologique donné. El bref, elles sont pratiquement toujours contraintes par un contexte(1). Tel le cadre d’une fenêtre par lequel on observe le monde alentour, ce contexte – expérimental ou strictement limitatif – donne une vision forcément limitée des choses, mais ces choses sont bien objectives. Elles appartiennent bien au Réel-1, même si elles sont « encadrées » par un contexte, à la manière de la photo dont on sait pertinemment que le Réel qu’elle représente ne s’arrête pas aux limites de son rendu sur papier. Ou du cadre de la fenêtre dans lequel on a une vue partielle du paysage, une vue qui change si on varie sa position, mais qui n’en est pas moins réelle, dans le sens du Réel-1, extérieur.

Note 1

Le concept d’objectivité contextuelle fut présenté en premier dans le cadre de la réflexion sur les fondations de la Mécanique Quantique par Philippe Grangier en l’an 2000 (https://arxiv.org/abs/quant-ph/0012122). Cet article fut publié par l’European Journal of Physics, le 8 mai 2002 (vol. 23; N°3) sous le titre « Contextual objectivity: a realistic interpretation of quantum mechanics. On le retrouve sous ce lien:

https://iopscience.iop.org/article/10.1088/0143-0807/23/3/312/meta
Il fut par la suite approfondi et complété avec Alexia Auffèves. Cf. Foundations of Physics 46:121–137 (2016).

L’objectivité contextuelle amène-t-elle un amoindrissement de la réalité du Réel ? Sans doute, si l’on estime que le Réel doit être objectivé dans sa totalité. Mais plus qu’un amoindrissement – qui pourrait à nouveau ramener à la subjectivité –  elle amène surtout une forme de « sectorisation » du Réel, car elle n’en autorise qu’une connaissance partielle, limitée dans l’espace et dans le temps à la fois. La contextualité parfois ne produit qu’un instantané éphémère comme ceux que donnent à voir les images de collisions entre particules ou comme le provoque tout changement de contexte dans le cadre de la Mécanique Quantique. Mais la déformation du Réel par sa contextualité, liée à la partialité de nos capacités de connaissance, ne change en rien le fait que c’est bien du Réel-1 qu’on parle, et que tout événement fugace enregistré reste bien un événement se situant dans le cadre du Réel-1.

La prise en compte de l’objectivité contextuelle permet d’en accepter les limites et de les appliquer dans l’ensemble des champs des connaissances qui relèvent des sciences de la nature. A ce titre, elle devient universelle et permet d’acquérir des connaissances dans un niveau du réel, à partir de connaissances qui existent dans un autre niveau, permettant ainsi, par le jeu du déterminisme et de la probabilité, de contourner le problème phénoménologique posé par les changements de niveau (ex. comment décrire un rhume ? par le virus – certain – qui le cause ou par la maladie – probable – qui s’ensuit ?).

Plus important encore, seule l’objectivité contextuelle peut être une alternative rationnelle au dilemme entre l’objectivité absolue d’une part – celle qui a pour finalité de donner à voir le Réel en tant qu’absolu – et d’autre part un rejet de toute objectivité, réduisant la connaissance scientifique à la subjectivité (psychologique, sociale, culturelle) de ceux qui la pratiquent.

Retournons à Descartes et à son éloge du sens commun. Ce dernier est parfois une marque de santé intellectuelle. Et il nous dit bien que le Réel est totalement présent et partiellement connaissable. Il est complexe, parfois fugace, toujours en devenir. Mais notre appareil mental ne peut qu’en dégager quelques clichés ; seules des images figées nous sont disponibles – non pour vivre et respirer – mais pour connaître et énoncer des lois. Comme dit plus haut, nous n’avons pas accès au devenir et nous n’avons pas – nous n’aurons jamais – le « regard de Dieu » sur le monde.

Mais ceci ne signifie nullement qu’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain. Grâce aux sciences de la nature, la connaissance du Réel n’a jamais été aussi grande, aussi approfondie. Le Réel-illusion, le Réel-fantasme, le Réel-construction pure, ne tiennent pas face aux dures réalités de l’existence. Le Réalisme n’est pas une théorie ou une idéologie, c’est tout simplement la constatation que l’unique manière constructive d’appréhender l’ontologie du Monde, reste celle qui consiste à penser qu’il existe, avec tous ses niveaux, toute sa complexité… et toutes nos difficultés pour parvenir à le comprendre.