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La Complexité – Chapitre I

Une théorie scientifique ou un mythe moderne?

Aujourd’hui, la complexité est partout. Les scientifiques, les chercheurs en sciences humaines et sociales, les économistes, les politologues, les philosophes y font référence comme s’il suffisait d’utiliser ce mot – complexité – ou les quelques concepts qui l’accompagnent (et sur lesquels on reviendra longuement) pour donner une réponse à certaines questions scientifiques, techniques ou sociétales qui agitent les esprits. Les livres qui traitent de complexité sont légions, les gurus des finances ou du management s’y impliquent ; bref, le sujet fascine. Mais encore?

En réalité, rien de spécifiquement scientifique ne justifie de telles croyances ou ne légitime un tel engouement. Il n’existe pas (pas encore?) de théorie scientifique de la complexité et, si l’on s’attend à l’apparition d’une telle théorie – dont on espère qu’elle sera une belle représentation formelle synthétisant l’infinie variété de systèmes que l’on qualifie de complexes – on a toutes les chances de voir venir une grosse déception. La méfiance est d’autant plus de rigueur que ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie de la complexité prétend s’appliquer à…presque tout et que toute théorie globale est, par définition, digne de méfiance. Qui plus est, une petite promenade sur la Toile montre aussi à quel point les adeptes de tous les ésotérismes s’enthousiasment pour une théorie qui, selon eux, permet de légitimer les visions holistes chères aux « connaissances parallèles ». La théorie de la complexité serait-elle l’un des derniers grands mythes à la mode?

Pourvu que l’on utilise ce terme dans son acception commune, on se doute bien que ce n’est pas la complexité elle-même qui est un mythe. Bien au contraire. Le mythe a été – depuis Aristote jusqu’à nos jours – de penser que le monde est simple et compréhensible. Que le monde en totalité est complexe, on a fini par s’en rendre compte lorsque la théorie du chaos – dont les prémisses datent d’Henri Poincaré et de quelques autres mathématiciens de la fin du 19ème siècle – a démoli les certitudes simplistes concernant la prévisibilité de certains événements, y compris celle des trajectoires planétaires. La superbe mécanique céleste est redevenue, plus modestement, une simple approximation des faits réels. Par la suite, on a fini par se rendre compte de la vertigineuse difficulté que l’on rencontre à appréhender les interactions entre molécules au sein d’une cellule vivante, ou à comprendre les liens qui existent indubitablement entre le fonctionnement électrochimique d’un cerveau humain et ses productions en tous genres (y compris la théorie de la complexité elle-même).

Et, bien entendu, tout cela a été mis sur le compte de la « complexité », comme si le seul fait d’attribuer un qualitatif aux phénomènes permettait d’avancer sur le chemin de leur compréhension. Que sait-on aujourd’hui des phénomènes complexes qui justifierait cet engouement pour une théorie dont on ne voit même pas encore les frémissements de l’ébauche d’un début de construction? C’est ce que je voudrais essayer de détailler dans ce qui suit.

Cette analyse critique m’a semblé nécessaire à deux occasions.

La première émane de la très prestigieuse – et très scientifique! – Royal Society, qui a jugé important d’inviter un physicien pour parler des liens entre la physique, la chimie et la complexité. Cet exposé, présenté par le physicien sud-africain George Ellis est consultable sur internet dans les archives des conférences faites à la Royal Society à Londres. Son importance devrait donc émaner à la fois de la qualité de l’intervenant et de celle de l’institution qui l’a invité pour traiter de ce sujet. George Ellis a utilisé une série de tableaux explicatifs que le lecteur pourra retrouver sur la Toile et sur lesquels je reviendrai dans ce qui suit, tout en en critiquant ou en en interrogeant les points essentiels.

Ma seconde raison est, elle, liée à une immense perplexité. Je me suis en effet tournée vers l’encyclopédie Britannica pour voir sa présentation de la complexité. A ma grande surprise, l’article « complexité » est le résumé fait par son auteur, un mathématicien nommé John L. Casti, d’un livre qu’il a publié en 1997, et qui s’intitule Would-be Worlds (ce qu’on pourrait traduire par Les Mondes possibles). Voilà donc une grande encyclopédie qui, pour un sujet aussi « riche en possibilités de connaissances futures », se contente de recycler un livre déjà publié, sous la forme d’un article qui, de plus, ne semble guère avoir évolué depuis plus d’une décennie.

Cet article, tout comme la conférence d’Ellis, commettent les mêmes erreurs de jugement ou glissements sémantiques que je voudrais soulever dans ce qui suit. Il faut cependant dire, à leur crédit, que la prudence et l’honnêteté des auteurs sont suffisamment présentes pour signaler que l’on est encore bien loin d’une véritable théorie scientifique de la complexité, même si les pistes de recherche sont immenses et que les promesses de ladite théorie sont particulièrement stimulantes.

Dans ce qui suit, ma thèse consistera à montrer que les systèmes complexes sont certes prodigieusement intéressants, mais qu’il sera probablement à tout jamais impossible d’en faire – autrement que d’une manière partielle et approximative – de véritables objets de science. Et ce, tant que l’on persistera dans les amalgames – non dénués d’erreurs épistémologiques ou de soubassements idéologiques – qui sont aujourd’hui prégnants dans toutes les approches un tant soit peu détaillées des problèmes de la complexité. Il est donc grand temps d’arrêter d’imaginer qu’une science de la complexité est possible avant que n’en soient élaborés des fondements philosophiques et méthodologiques, seuls capables de faire éviter les pièges qui, dans ce contexte, viennent en tir groupé : erreurs épistémiques, présupposés idéologiques, prémisses invalides, faiblesses méthodologiques, etc.

Peut-être plus important encore, il serait également grand temps d’arrêter l’écoute complaisante des gourous de la complexité, qui utilisent cette notion pour emmener leur auditoire là où ils le souhaitent, profitant du vague et de la polysémie qui entourent ce terme.

Mais, pour que tout cela soit un peu plus clair, il vaut mieux retourner au point de départ et reprendre l’historique de la complexité, en tout cas depuis l’avènement de cette idée.

La théorie du chaos

Il y a très longtemps, Aristote avait développé une causalité quadruple. Selon lui, pour clairement comprendre un objet (naturel ou non), il faut pouvoir identifier ses quatre conditions d’existence, ou causes, qui sont les suivantes :
– cause matérielle : de quoi est-il fait?
– cause efficiente : comment accède-t-il à l’existence?
– cause formelle : quelle forme a-t-il?
– Cause finale : à quoi sert-il? quel est le but de son existence?

On remarque aisément que ces quatre questions groupées permettent de définir plus clairement un objet manufacturé (une table ou une maison) qu’un objet naturel. Et c’est sans doute cette primauté de l’artisanal qui a permis, à la Renaissance, de rejeter la causalité aristotélicienne. En effet, la cause que Galilée et ses successeurs ont jugée inacceptable fut la cause finale, car elle implique clairement une téléologie, c’est-à-dire l’idée que les objets – naturels ou manufacturés – ont nécessairement une finalité, un but pour lequel ils sont créés et vers lequel ils tendent.

La cause finale – qui n’a aucun rapport nécessaire avec la foi en un Dieu créateur – fut ainsi sortie du tableau de la science nouvelle, mais elle continue de hanter plus ou moins subrepticement les disciplines scientifiques aujourd’hui, surtout celles qui traitent du vivant (cellule, cerveau, évolution, etc.).

Restaient les trois autres causes qui gardent encore toute leur légitimité.

L’explication par la cause matérielle consiste à aller chercher au plus profond de la composition de chaque objet, des explications ou des justifications, de son existence et de son fonctionnement. Elle a été un immense succès, autorisant le plus souvent un réductionnisme légitime. Enivrés par les réussites du réductionnisme, certains chercheurs l’utilisent parfois d’une manière excessive. La cause matérielle, et ses compagnons de route, le réductionnisme et la méthode analytique, est partiellement remise en question par la théorie de la complexité, cette dernière s’interrogeant sur sa pertinence, mais n’apportant aucune réponse alternative. On y reviendra.

Les causes efficiente et formelle furent regroupées ensemble selon une intuition géniale de Galilée qui découvrait – ébloui – que « la nature est écrite en langage mathématique » et qu’il suffisait donc d’écrire une équation pour rendre compte d’une trajectoire, d’un événement terrestre ou céleste, d’un rayon lumineux, etc. en en décrivant l’évolution selon des lois mathématiques.

En apportant une mathématisation encore plus poussée de la mécanique (céleste et terrestre), Newton devait graver toujours plus en profondeur dans les esprits le dogme sur lequel la science physique moderne s’est construite : n’est scientifique que ce qui est formalisable. Bien entendu, ceci ne signifie pas que l’inverse est vrai et que « tout ce qui est formalisable est scientifique », sinon on pourrait justifier de la même manière l’astrologie ou n’importe quel exercice de numérologie.

Cette conviction que les sciences de la nature ne deviennent vraiment scientifiques qu’en étant formalisées atteint son paroxysme chez Kant qui dira clairement que la seule science véritable, en dehors des mathématiques et de la logique, est la physique puisqu’elle est la seule parmi les sciences de la nature à avoir accompli sa « révolution copernicienne », c’est-à-dire qu’elle est la seule à se fonder sur des principes a priori et à se construire à partir d’eux alors que les sciences naturelles, elles, continuaient à se débattre dans un monde empirique, composé de perceptions foisonnantes, sans parvenir à relier ces perceptions à des principes axiomatiques formels tels que ceux de la physique.

Il y aurait, bien entendu, beaucoup à dire sur cette formalisation et axiomatisation de la science, sur sa légitimité, sa justification et son accord avec le réel, mais là n’est pas le but de ce travail. Toujours est-il que la mathématisation du monde fut un succès foudroyant. De même, l’exigence de la recherche de la cause matérielle (qui, nous l’avons vu, consiste – en chaque niveau – à se poser la question de la nature du niveau sous-jacent) eut elle aussi une carrière éblouissante. La matière se réduisit en molécules, ces dernières en atomes, ceux-ci en électrons ou protons et ces derniers en quarks ou autres particules exotiques.

Cette course à l’infiniment petit se fit à chaque niveau avec un formalisme encore plus strict, en obéissance totale aux principes kantiens, à tel point que, désormais, la totalité de la physique est mathématisée et que l’on voit mal comment faire de la physique autrement qu’en alignant des équations puisque les concepts physiques eux-mêmes sont des réductions mathématiques. Il suffit de demander à un physicien une définition claire et rigoureuse de l’électron. Sa réponse sera une équation. Notons par ailleurs que, si la chimie est parfois formalisable, il est clair que pas plus la biologie que n’importe quelle autre science du vivant ou de l’humain n’est de près ou de loin capable d’atteindre un formalisme quelconque, en dehors de descriptions statistiques.

Mais dans l’évolution des sciences, la stabilité n’est jamais durable et les problèmes se manifestèrent de plus en plus durement au cours du 19ème siècle. Celui qui nous intéresse ici commença donc lorsqu’on s’aperçut que le monument mathématico-physique construit par Newton avait quelques ratées. Alors que les équations de la mécanique céleste devaient permettre de prédire d’une manière quasi-absolue (hormis des erreurs de mesure ou de calcul) le mouvement des planètes, on remarqua que ce bel idéal était très difficile à atteindre, y compris pour la trajectoire de la Lune, notre proche voisine dont le mouvement est forcément perturbé par le passage des planètes voisines, du Soleil, etc.

En bref, on comprit que la mécanique classique, dont les équations permettent de tracer la trajectoire d’un objet orbitant un autre, devenait plus difficilement applicable lorsque la trajectoire pouvait être influencée par la présence d’un troisième objet. Les mathématiciens donnèrent à ce problème le nom de « problème des trois corps », bientôt élargi pour devenir le « problème des n-corps ». Très brièvement, ce problème montre que les équations fonctionnent parfaitement dans un monde idéal, mais deviennent des approximations dans le monde réel où prévalent des conditions dont les équations ne peuvent rendre compte.

Une révolution épistémologique s’imposait. Elle fut accomplie par Henri Poincaré (et quelques autres mathématiciens illustres) qui comprirent qu’il était impossible d’atteindre la description complète des trajectoires planétaires réelles autrement que par le biais d’équations résolues uniquement par des approximations successives, qui laissent donc une part d’ombre dans la prévisibilité des mouvements stellaires. En bref, il devenait nécessaire de distinguer (et c’est là où les prémisses philosophiques de la science ont un rôle à jouer) entre ce qui est déterminé et ce qui est prévisible. Les trajectoires des planètes obéissent certes à un déterminisme implacable, mais contrairement au déterminisme simple de l’action d’une boule de billard sur une autre, ce déterminisme ne permet pas d’aboutir à des conclusions absolument certaines en termes de prévision.

Ainsi, furent jetées les bases de ce qu’on devait appeler beaucoup plus tard la théorie du chaos popularisée sous ce nom par John Gleick. Plus rigoureusement, on devrait parler de systèmes dynamiques instables associés à une sensibilité aux conditions initiales.

Cette découverte a permis de séparer ontologie et épistémologie, système idéal et système appliqué. Savoir que le déterminisme existe n’implique pas nécessairement que l’on puisse en prévoir le cheminement. Les systèmes chaotiques possèdent donc cette caractéristique à laquelle on s’habitue de plus en plus, mais qui aurait été parfaitement déroutante pour un newtonien du 18ème siècle, d’être tous fondés sur des déterminismes dont chacun est parfaitement rigoureux et, parfois, parfaitement connaissable, mais qui tous ensemble construisent un phénomène imprévisible pour deux raisons principales : d’une part la multitude des corps agissants interdit la description mathématique simple du système et n’autorise ainsi que des approximations probabilitaires, la seconde est que l’évolution du système dans le temps l’éloigne de plus en plus des règles qui le définissent à son stade initial, les perturbations entraînant des comportements divergents parfois clairement identifiables et parfois inattendus.

L’exemple le plus classique d’un système chaotique est la météo. Si l’on suivait à la fraction de seconde près une poussière ou une molécule d’eau dans un système météorologique donné, on s’apercevrait que sa trajectoire obéit on ne peut plus banalement aux équations de la mécanique classique (mouvement brownien). Cependant, un système météorologique donné est composé par une intervention simultanée de n molécules et autres facteurs qui rendent la prévision de l’évolution du système plus délicate que la connaissance de chacune de ses minuscules parties. Qui plus est, une action minuscule à un instant donné peut entraîner des conséquences immenses à un autre, en raison de l’imbrication des causes les unes dans les autres et de la capacité de certaines causes de produire des effets qui viendront renforcer les causes premières, etc. Ce qui revient à dire qu’il n’est pas possible de connaître le comportement du Tout simplement en analysant celui de chacune de ses parties.

En termes mathématiques, un système chaotique ne peut pas être décrit par des équations linéaires et il est toujours impossible, autrement que par des approximations, de trouver des solutions à des équations non-linéaires. En termes philosophiques, on pourra dire que les équations linéaires nous permettent de bien suivre l’évolution d’un événement depuis une cause à un effet, ou depuis une série de causes bien définies à un (ou plusieurs) effet(s) tout aussi clairement défini(s) en ayant la satisfaction de savoir que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Dans un système chaotique, cette situation paradisiaque – qui veut qu’une même cause puisse toujours être suivie du même effet – se perd, noyée dans la foule de causes qui, dans le monde réel, parfois aboutissent à des effets circulaires (la cause produit l’effet qui reproduit la cause, en l’amplifiant ou non) ou même à des événements très perturbants pour la raison scientifique, comme par exemple lorsqu’une même cause produit selon les circonstances (parfois inconnues ou indéfinissables) des effets contraires (a produit parfois b, parfois autre chose que b ou parfois encore le strict inverse de b).

Le problème épistémologique qui apparaît avec la théorie du chaos est lié au fait que l’entendement humain n’appréhende clairement que les événements successifs et linéaires, même s’ils viennent en grand nombre car il est toujours possible d’en suivre l’évolution dans le temps. Pour ce qui concerne la théorie du chaos donc, il convient de faire la part entre la réalité du monde et la réalité de l’entendement humain. Le monde est-il complexe? notre entendement est linéaire. Le monde est-il déterminé? notre entendement n’y voit que du probable. Le monde est-il rigoureux? Notre entendement ne nous en donne que des approximations, etc. etc.

Ce qui est passionnant dans la théorie du chaos n’est pas tant que le monde ne soit pas conforme aux lois de Newton, mais bien que l’on ait réellement pu être candide au point de croire que le monde pouvait être simple et donc conforme aux lois de Newton. Il ne s’agit donc que d’un retour vers une réalité plus pragmatique, plus « réaliste » de la connaissance humaine lorsqu’elle se veut scientifique. La théorie du chaos, aidée en cela par le pouvoir computationnel immense des ordinateurs, aboutit certes à des résultats importants dans de nombreux domaines, mais sa richesse philosophique vient du fait qu’elle nous dit également quelles sont les limites au-delà desquelles nous ne pourrons jamais aller car, contrairement à ce que disait Einstein, « il est temps de comprendre que le monde n’est pas nécessairement compréhensible ».

Curieusement, ce n’est absolument pas dans la direction d’une plus grande humilité que les choses ont évolué depuis que les théoriciens du chaos ont mis le doigt sur cette forme bien précise de complexité….Bien au contraire, la notion de complexité est devenue l’identifiant passe-partout (forcément! tout est complexe!), accompagné de quelques concepts qui permettent de développer un jargon spécifique et de faire que tout un chacun peut donner l’impression qu’il en sait beaucoup plus qu’il ne le dit.