Imprimer

La Complexité – Chapitre II

Complexité et émergence

Les problèmes que pose la théorie de la complexité se situent au tout premier niveau, celui de la définition des systèmes dits complexes. Cette définition passe en effet par l’énumération d’un certain nombre de caractéristiques qui sont censées qualifier la totalité des systèmes dont on dit qu’ils ont ces propriétés en commun. Ces propriétés étant énoncées, il devient possible de se poser la question de leur accessibilité à la recherche scientifique et on s’aperçoit alors que la définition des systèmes complexes est telle que non seulement elle exprime parfois de la candeur ou de la mauvaise foi, mais qu’en plus, elle ferme devant elle les portes de la recherche scientifique à un tel point qu’il ne reste plus qu’à s’interroger sur la validité ou la légitimité de la recherche d’une approche véritablement scientifique de tous ces systèmes.

Cependant, posé ainsi, le problème serait évidemment mal posé. Il n’y a aucune raison a priori pour qu’un phénomène naturel, aussi complexe qu’il puisse être, soit totalement hermétique à la connaissance scientifique. Je ne veux donc surtout pas dire qu’il faut chercher des explications métaphysiques (ou autres) à l’existence des systèmes complexes, mais seulement que – dans le cadre de leur définition actuelle – leurs propriétés sont si floues, si globales, si subjectives parfois, qu’il est pratiquement impossible de construire le moindre savoir scientifique qui serait à la fois pertinent, efficient et se rapportant à tous ces systèmes réunis (dont l’énumération semble faite à la façon de Jacques Prévert). En bref, la caractérisation de ces systèmes par les propriétés sous lesquelles on définit actuellement la complexité, amène directement à une vision totalisante des choses qui séduit par excellence les amateurs de holismes (et par suite d’ésotérismes) en tous genres. Elle séduit également ceux qui souffrent, à juste titre, des excès du réductionnisme et qui ne réalisent pas que, chemin faisant, ils sont en passe de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Nous avons fait référence à Prévert. Continuons. Voici quelques exemples de systèmes complexes : une turbulence, une fourmilière, un embouteillage, une cellule vivante, un krach boursier, une société, un dégel ou une avalanche, un cerveau humain. Tous ces systèmes sont considérés comme ayant en commun un certain nombre de propriétés qui les rendent tous définissables et descriptibles selon une même approche. La majorité des caractéristiques de la complexité soulèvent des questions de méthode. Nous les traiterons donc dans les parties suivantes. Pour l’instant, nous nous limiterons au principal concept, le pivot en quelque sorte, de la théorie de la complexité telle qu’elle se présente aujourd’hui : l’émergence.

Propriété essentielle attribuée aux systèmes dits complexes, c’est sans doute aussi la plus vague et celle dont la définition est la plus discutable. De quoi s’agit-il? Dans sa description la plus précise possible, l’émergence pourrait être synonyme du fait que l’ensemble n’est pas réductible à la totalité de ses parties. Une cellule n’est pas qu’un assemblage de molécules et un cerveau possède des propriétés dont on ne peut tenir convenablement compte en étudiant seulement celles des cellules nerveuses. Dans une fourmilière, chaque fourmi vaque aux occupations fort limitées qui sont les siennes et l’intérêt de la fourmilière n’apparaît que si l’on prend en compte les modes de régulation des différentes tâches et par suite des différentes catégories de fourmis. Les mouvements de la bourse, qui parfois aboutissent à des catastrophes financières, apparaissent en raison d’une multitude de petites actions non connectées les unes avec les autres mais aboutissant à des résultats que, précisément, aucune des actions ne visait, etc.

Le problème de l’émergence est que le concept lui-même se fonde sur une énorme confusion entre le « réel » en tant qu’existant fondamental que nous cherchons à connaître – et qui est le but ultime de toute recherche scientifique – et le « réel » en tant que multitude d’objets ou de concepts divers, émanant tant bien que mal de nos capacités perceptives ou cognitives. La distinction entre ces deux formes de « réel » est si importante qu’il est peut-être nécessaire d’insister.

Un postulat de la connaissance scientifique – un postulat sans lequel aucune connaissance scientifique n’est possible – veut que le monde réel, extérieur à l’homme, existe de plein droit. Le meilleur critère pour l’identifier est que ce réel-ci sera présent même si l’on supprime par la pensée toute existence humaine, passée, présente et à venir. On appelle réel ce qui restera de toutes les manières. Mais le réel tel que nous le percevons et tel que nous le concevons n’est pas le réel premier. Ce réel de second niveau procède bien entendu à partir du premier, mais il se construit aussi dans notre entendement selon des configurations (parfois gestaltiennes) productrices de sens. Alors que le réel-premier reste un but à atteindre, c’est ce réel-second qui fait l’objet des disciplines scientifiques avec leurs infinies variations conceptuelles tant dans leur évolution historique que dans leur statut présent, qui est fonction des perspectives à partir desquelles on tente de percer les mystères du réel-premier. En bref, si le réel-premier est ontologiquement absolu, le réel-second ne peut être que relatif sur le plan ontologique puisqu’il est lourdement chargé sur le plan épistémologique.

Prenons le cas d’une molécule d’eau. Le mot « évaporation » n’a strictement aucune signification s’il lui est appliqué ; cependant, ce terme devient signifiant – et ce phénomène existant – dès que l’on parle d’une quantité d’eau significative. Les théoriciens de la complexité diront que l’évaporation est une propriété émergente de l’eau, lorsque ses molécules existent en quantité suffisante. En réalité, ce n’est pas d’émergence qu’il s’agit mais de changement d’échelle. C’est notre entendement qui a défini le premier objet, la molécule d’eau, et le second, le liquide qui s’évapore. Aucun des deux n’appartient au monde réel sans que nos catégorisations mentales ne soient venues le construire. La théorie de l’émergence postule l’existence d’un rapport causal (ontologique) là où il n’y a qu’un changement d’échelle de notre part, c’est-à-dire d’un fonctionnement épistémologique.

Ces propriétés dont on dit qu’elles sont émergentes n’émergent donc pas (elles n’émergent jamais) dans le réel, quel qu’il soit ; il n’existe pas – et à mon avis il serait vain de rechercher – une dynamique physique (ou chimique ou biologique) de l’émergence, une sorte de miracle qui ferait qu’un objet entièrement nouveau se met soudain à apparaître à partir de ceux qui précèdent. Ces propriétés dites émergentes émanent toujours du fait que nos capacités de catégorisation et de mise en ordre nous incitent à voir une multiplicité de réalités à des échelles différentes en fonction de caractéristiques diverses qui sont moins dans le monde que dans la manière que nous avons de pouvoir (ou de vouloir) voir le monde.

Les propriétés émergentes sont donc le produit de l’activité humaine qui consiste à appliquer sur le réel des cadres différents, parfois incrustés les uns dans les autres (en poupées russes), parfois complémentaires, parfois carrément contradictoires, etc. Une cellule n’émerge pas (comme Aphrodite hors de la mer) à partir des molécules qui la composent, pas plus qu’une molécule ne vient à l’existence en dehors d’un contexte et d’une histoire particulières. Mais l’histoire n’est pas seule à être en cause. Le temps compte certes, mais aussi l’espace. Si nous avions, par exemple, la capacité de nous réduire nous-mêmes à l’échelle des atomes et d’observer l’agitation incessante des atomes voisins – en nous trouvant à la même taille qu’eux – il y aurait de fortes chances que nous ne voyions jamais émerger des compositions moléculaires (qui nécessitent un regard à une autre échelle) ni a fortiori, les machineries cellulaires que l’on ne perçoit qu’avec un regard encore différent.

Si les conceptions et les catégorisations humaines du réel sont différentes en raison des variations d’échelle, mais aussi de cadre, de perspective, de finalité, ceci ne signifie nullement que les propriétés rencontrées dans l’une de ces catégories, émergent objectivement des propriétés qui appartiennent à celle qui serait sous-jacente. Pourquoi ne viendraient-elles pas au contraire des propriétés de l’échelle au-dessus ou de celles qui se trouvent à l’extrême opposé? Qu’est-ce qui légitimerait un choix plutôt qu’un autre? Pour dire les choses d’une manière quasi provocatrice : pourquoi doit-on penser l’entendement humain comme une propriété émergente de la physiologie des neurones et non l’inverse? Après tout le réel-second, dans toutes ses composantes, n’existerait même pas sans les entendements humains qui sont capables de le construire. Et ceci s’applique tout autant à nos connaissances en physique des particules qu’à nos connaissances en physiologie neuronale.

Le regard du scientifique sur le monde est forcément un regard limité et finalisé, comme celui d’un amateur d’art sur un tableau. Par nature, le tableau limite notre champ de représentation en le focalisant sur son objet et, par nature aussi, le champ de la représentation scientifique est limité par les concepts et les principes de méthode utilisés. Passer d’un champ de connaissance (celui des atomes) à un autre (celui des cellules) en prétextant que le second émerge du premier est aussi aberrant que le fait d’analyser les coups de pinceau de Léonard en espérant que Mona Lisa finira par en émerger.

Bien entendu, il n’y aura jamais de cellules sans atomes, pas plus que de Joconde sans coups de pinceau et les adeptes de la théorie de l’émergence ne diront pas le contraire. Ce qu’ils oublient cependant, c’est qu’on peut tout aussi valablement considérer un niveau ou l’autre : alors qu’il est légitime de dire que le tableau n’est qu’une succession de couches de peinture, la signification de la représentation, elle, tout aussi légitime, n’existe que dans le regard du spectateur – ou dans celui du peintre – et sa nécessité ontologique objective est en soi. Les touches du pinceau existent, la Joconde aussi, mais pas au même niveau. Les lois de chaque niveau, de chaque cadre, valent pour lui. Elles sont vraies en son sein. Le piège de la théorie de la complexité est, qu’avec son insistance sur l’ontologie de l’émergence, elle mélange les genres là où, justement, le discernement serait de rigueur.

Tout cela pour dire une chose très simple. Un objet de science provient à la fois du monde extérieur (le réel) et de la conceptualisation humaine (la connaissance). Il ne s’agit nullement de nier le réel dur (contrairement à ce que voudrait montrer une certaine sociologie des sciences), mais d’affirmer que chaque objet de science est une catégorie mentale, une parcelle, une tranche, de ce réel. C’est une catégorie plus ou moins efficace, plus ou moins provisoire, plus ou moins ontologiquement puissante, mais elle reste une catégorie mentale c’est-à-dire que l’affirmation de sa concordance avec le réel ne dépend que de notre volonté de lui donner une place dans notre organisation mentale, qui est seule (ne l’oublions pas) à distinguer entre ce qui est cohérent et ce qui ne l’est pas.

Il est important de noter que le concept d’émergence n’est pas entièrement négatif et peut servir dans deux situations très particulières.

– La première est celle où l’on se limite à l’analyse des systèmes chaotiques. C’est en effet grâce à l’ordinateur que l’on a eu les meilleures illustrations de la théorie du chaos. Celle-ci – du moins dans sa version contemporaine – émane de l’apparition de phénomènes chaotiques lorsque des calculs répétés en grand nombre finissent par magnifier les erreurs ou les approximations qui, en s’accumulant, produisent cet éloignement significatif par rapport aux conditions à l’origine. Cependant, dans ce cas très particulier, on débute les opérations avec des équations précises qui – en s’appliquant à un réel donné et surtout pendant un très long laps de temps – finissent par diverger et produire des phénomènes aux caractéristiques bien identifiables, que l’on qualifie de chaotiques.

– La seconde sert à modéliser des phénomènes (naturels ou non) à partir d’un nombre de facteurs précis…laissant ensuite à l’ordinateur le soin de faire apparaître des propriétés qui ne viennent au jour qu’avec un grand nombre de calculs ayant lieu sur un laps de temps plus ou moins long. On voit alors « émerger » des caractéristiques dont on espère qu’elles pourront fonctionner comme un modèle théorique pour d’autres événements se passant cette fois dans le monde réel.

L’usage que l’on fait de l’ordinateur pour aboutir à l’émergence n’est pas le même dans les deux cas. Dans le second, il ne s’agit nullement de systèmes dont on sait a priori qu’ils sont instables ou approximatifs. Il s’agit uniquement de systèmes dont on pense (par hypothèse) qu’ils ont dû émerger de « quelque part », c’est-à-dire qu’on ne cherche pas à savoir s’ils sont émergents ou pas, mais à montrer par l’exemple qu’ils pourraient l’être. L’émergence vue sur ordinateur ne produit donc que des modèles, des analogies, suscitées parfois par la hantise de l’idée de l’émergence et parfois suffisamment convaincantes pour que l’on se dise que le modèle pourrait se rapprocher de la réalité. Bien évidemment, si l’émergence computationnelle a pour but de construire de l’intelligence artificielle ou une quelconque technologie, elle peut être particulièrement efficace, mais cette efficacité ne permettra jamais de démontrer que le monde réel – l’intelligence humaine, par exemple – fonctionne de la même façon.

Car une analogie est …une analogie. Elle ne se transforme jamais en causalité, et c’est là que le bât blesse. L’ordinateur pourra créer autant de modèles que l’on voudra (!), la transposition du modèle du stade comparatif auquel il appartient au stade explicatif qu’ambitionne la science ne pourra avoir lieu – dans l’entendement humain – que si des liens de causalité sont clairement proposés dans une étape suivante ou si des lois formalisables viennent enfin à être écrites. On le voit, l’incompatibilité entre la théorie de la complexité et la quête de la connaissance scientifique du monde ne fait qu’augmenter. Elle devient patente lorsqu’on analyse les soubassements idéologiques ou méthodologiques de la théorie de la complexité.