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La Complexité – Chapitre III

Les questions idéologiques

 

Dans la théorie de la complexité, cette tentative d’objectivation de l’émergence comme un fait réel, appartenant au monde réel, aboutit à une absurdité encore plus grande dès que l’on étudie les principales caractéristiques habituellement attribuées aux phénomènes dits émergents. On s’aperçoit alors de deux points essentiels, dont nous allons traiter dans ce qui suit. Nous aborderons le premier ci-dessous et réserverons le second pour le chapitre suivant :
– le premier est que certains principes fondamentaux sont clairement orientés par des idéologies – ou à tout le moins par des épistémologies – certes dominantes, mais discutables, ce qui ne peut qu’augmenter le degré de suspicion face à une théorie qui se destine à un devenir scientifique ; le principal exemple de ces idéologies dominantes est celui de la hiérarchisation des objets et disciplines, une classification des disciplines étant toujours sujette à une pensée dominante,
– le second est que l’énumération des différentes propriétés méthodologiques des systèmes complexes incite à douter que de telles propriétés puissent un jour être scientifiquement accessibles à l’entendement humain. Ce qui amène à poser une question secondaire – qui peut paraître surprenante – mais qui est essentielle : si un objet est – pour une raison ou une autre – posé par définition comme inaccessible à la recherche scientifique (sauf mutations futures dans l’intelligence humaine), quel statut lui donner?

Objets ou disciplines?

La hiérarchisation, dans les systèmes complexes, vient tout droit du postulat de l’émergence pour peu qu’on l’associe à une méthode classique de la recherche scientifique, le réductionnisme. Depuis que les philosophes grecs, Leucippe, Démocrite ou Anaxagore, ont eu l’intuition géniale que le monde tel que nous le percevons n’est qu’un épiphénomène, une représentation à notre échelle, d’entités infiniment plus petites, l’idée que l’on peut appréhender un champ donné par l’accès au champ qui lui est sous-jacent n’a jamais cessé de faire son chemin, confortée qui plus est par la méthode analytique. Ceci aboutit, chez les théoriciens de la complexité, à une hiérarchisation en retour (allant, cette fois, du plus petit au plus gros) des objets et des disciplines. Si l’on peut déjà considérer comme discutable la hiérarchie des objets, celle des disciplines, elle, prête carrément à sourire.

Selon les adeptes de la complexité, le principe de l’émergence entraîne inévitablement une construction du monde dans laquelle les objets s’incrustent les uns dans les autres, sous la forme classique des poupées russes, chaque objet supérieur émergeant (pour des raisons diverses, dont principalement le grand nombre) des objets qui se trouvent au niveau inférieur. Pour une observation de cette forme de classification, l’idéal serait de se référer aux conférences de G. Ellis (disponibles sur internet).

On peut donc construire un enchaînement d’objets naturels, « scientifiquement » identifiables, tels que suit :
– Particules élémentaires (fondement – ô combien théorique et élusif parfois! – de la composition de la matière),
– Atomes (composés de particules, définis par les forces nucléaires et par les forces électromagnétiques),
– molécules (agrégats d’atomes, délimités à la fois par les forces précédemment citées, auxquelles il faut ajouter les forces spécifiquement intermoléculaires),
– cellules (entités vivantes – ou mortes? – composées de molécules et délimitées par une membrane),
– organismes (entités vivantes pluricellulaires, définies par une multitude de régulations systémiques et une homéostasie globale. Ces organismes sont considérés en général comme des individus),
– groupements d’organismes (entités tout aussi pluricellulaires que les précédentes – possédant également certaines formes de régulation – mais cette fois considérés comme des groupements d’individus).

Déjà, on peut remarquer que cette hiérarchisation est très approximative. Indépendamment des problèmes de catégorisation subjective qui apparaissent dans la définition des organismes et de leurs groupements, cette logique des poupées russes entraîne de nombreuses interrogations dès que l’on tente de la pousser un peu.

D’une part, il serait en effet légitime de continuer le processus de hiérarchisation en incluant les écosystèmes puis (pourquoi pas?) la totalité de la biosphère en tant qu’organisme « vivant », ce qui a d’ailleurs été dit dans le cadre de l’hypothèse Gaïa, émise en 1969 par James Lovelock. Curieusement, cela n’est pas fait par les experts en complexité, sans doute parce que les lois qui régissent ladite biosphère sont encore majoritairement ignorées et que l’effet anthropique vient ajouter à la difficulté. L’absence de réflexion sur cette question montre à quel point le choix de l’émergence du plus complexe (plus gros) à partir du plus simple (plus petit) est arbitraire et parfois même carrément fausse.

D’autre part, on remarquera dans l’énumération qui précède, l’absence d’entités toujours plus grosses (planète – système solaire – galaxie – cosmos) car, malgré leur obéissance au principe des poupées russes, ces « objets » se positionnent d’une manière si radicalement en rupture – pour ce qui concerne l’augmentation de la complexité définie par ordre croissant dans les objets ci-dessus – que leur absence trace la limite au-delà de laquelle la théorie de la complexité par ordres successifs englobants perd toute signification.

Or, la spécificité des objets géo-astronomiques mérite qu’on s’y attarde. La première caractéristique qui rompt avec la logique de la complexité est la singularité de la Terre, en tant que système biophysique. La Terre, jusqu’à nos jours, est unique en son genre et la science – toutes les sciences – n’aiment pas beaucoup étudier des objets absolument uniques. Une deuxième caractéristique est que l’étude de ces objets massifs ne renvoie qu’aux principes dynamiques et ontologiques des deux Relativités (restreinte et générale), ainsi qu’à la science des particules élémentaires (nucléosynthèse, rayons cosmiques, physique des trous noirs), à celle des atomes et au plus, à celle de certaines catégories de molécules simples ; notre connaissance actuelle de l’univers dépend donc certes d’une étude de la matière, mais la physique, sous toutes ses formes, lui convient, et surtout, lui suffit, amplement.

L’hypothèse que le plus gros est compréhensible à partir de ce qui se situe à l’échelle au-dessous atteint ainsi vite sa limite définitive, puisque l’univers dans sa totalité semble être une entité physique élémentaire (de loin moins complexe que le cerveau humain); en tout cas, une entité dans laquelle le monde biologique joue un rôle dérisoire.

Mais le problème avec les objets massifs et distants est encore plus compliqué du fait que l’étude de l’univers surajoute aux concepts de la physique quantique ceux de la mécanique classique, de la relativité restreinte et de la relativité générale dont il est impossible de voir de quelle manière on pourrait les intégrer dans un schéma en forme de poupées russes qui, malgré son esthétique finit ainsi par s’essouffler face à la créativité humaine de disciplines explicatives incompatibles avec la linéarité voulue de l’émergence de la complexité. Pour intégrer l’univers au système des gros objets qui émergent des petits il faudra donc vite y intégrer la théorie des cordes et des « branes ». Malheureusement, cette théorie est d’une difficulté formelle telle que l’on risque de finir par considérer l’univers comme étant de loin plus complexe que le cerveau humain qui, jusqu’à présent, continue cependant à tenir cette place privilégiée.

Mais les théoriciens de la complexité ne s’intéressent pas seulement à la hiérarchie des objets. Dogmatiquement attachés au principe de l’émergence, ils construisent une hiérarchie fondée sur les disciplines, aboutissant à un schéma tel que celui-ci :

Physique quantique – physique – chimie – biochimie – biologie cellulaire – botanique/zoologie/physiologie – psychologie – sociologie

Cette seconde forme de hiérarchisation est encore plus tendancieuse que la première. D’une part, elle n’inclut en rien l’évolution du vivant, dont les mécanismes connus jusqu’à ce jour se ramènent à la sélection naturelle. D’autre part, elle fait « émerger » – si l’on peut dire – les disciplines les unes à partir des autres avec une linéarité qui est manifestement erronée. Quelques exemples :
– Contrairement à ce qu’affirme la classification ci-dessus, la chimie émane clairement bien moins de la physique classique que de la physique quantique, dont l’électromagnétisme, ainsi que de disciplines « oubliées » car non classifiables dans la hiérarchie, telles que la thermodynamique selon toutes ses modalités. Bien entendu, les théoriciens de la complexité usent de la thermodynamique (en particulier statistique) lorsqu’elle les aide à arriver à leurs fins, même s’il semble difficile de l’inclure dans le schéma hiérarchisé des disciplines.
– Comment fonder la distinction entre « chimie » et « biochimie » en dehors du fait de tenir compte des parcours universitaires ou d’autres classifications officielles? Que je sache, il n’existe aucune raison a priori (à l’exception de notre fascination pour les organismes vivants) pour penser que la chimie du vivant est qualitativement (ou quantitativement) différente de la chimie organique générale. Où se trouve la rupture ou la délimitation, ontologique ou épistémologique, qui permettrait de justifier une telle distinction?
– Il est particulièrement douteux d’imaginer que l’objet de la sociologie soit plus complexe que celui de la psychologie. Pour de nombreuses raisons. La première est que la psychologie est spécifique à l’homme (à tout le moins, aux mammifères supérieurs) alors que les lois des collectifs peuvent s’appliquer – certes avec des différences – aux bancs de poissons aussi bien qu’aux groupes de gorilles. La deuxième est que la distinction entre l’individu et le collectif est – jusqu’à présent – surtout une question de point de vue. Où se trouve l’individu chez les abeilles ou les fourmis? S’agit-il de chaque insecte particulier ou de la fourmilière (ou la ruche) dans sa totalité? Pourquoi ne pas considérer la cellule vivante comme un individu et l’organisme pluricellulaire comme un collectif digne d’une analyse sociologique? La troisième, et sans doute la plus importante : à partir de quoi légitimer le fait de dire que la psychologie (toute psychologie) est sous-jacente à la sociologie (toute sociologie)? La thèse inverse pourrait en fait être tout aussi valable : n’oublions pas que si n individus humains forment un collectif, il en suffit parfois d’un seul pour aussi s’en dégager, rejeter un collectif indésirable, lutter contre lui.

La philosophie à la rescousse

Cette série de questions ne signifie nullement qu’il est impossible de s’interroger – au plan philosophique cette fois – sur l’évolution de la matière vers une complexité toujours plus grande. La philosophie ayant plus de liberté conceptuelle que la science, elle peut utiliser certaines notions que la science trouve malaisées et se permettre des écarts d’imagination que la science s’interdit.

Il serait possible, par exemple, d’analyser les différents objets selon l’évolution progressive de leur marge de manœuvre vers une différenciation de plus en plus grande et une liberté/flexibilité/adaptabilité de plus en plus prégnante. Il deviendrait alors évident que l’individu/homme peut être plus libre que son collectif et, à ce titre, plus évolué et donc plus complexe (même si nous n’aurons probablement jamais les moyens pour comprendre ce que signifient ces degrés de liberté et la raison d’être de leur apparition).

Une telle différenciation n’est pas prise en compte par les théoriciens de la complexité. Comme ces derniers aspirent à la scientificité, ils fondent le principe de l’émergence sur des phénomènes statistiques et les statistiques à elles seules ne peuvent permettre d’envisager une quelconque marge de liberté – autre que fondée sur le hasard – pour un individu au sein d’un collectif.

Or, il est impossible au stade actuel de nos connaissances d’établir une règle générale à partir des dynamiques statistiques. La sélection naturelle (apparition, maintien et disparition des espèces) pourrait à la rigueur fonctionner ainsi, mais on sait par exemple, qu’il ne suffit pas d’amasser en un lieu donné n fois toutes les molécules formant une cellule (à supposer qu’on les connaisse toutes) pour obtenir, au hasard de leurs interactions, une paramécie vivante. Dans d’autres cas, la question frôle l’hypothèse de science-fiction et fait le délice des chercheurs en intelligence artificielle : à supposer que la conscience humaine émerge à partir de la prolifération des connections neuronales, pourra-t-on construire un ordinateur aux milliards de milliards de connections et en faire – ipso facto – une machine « réellement » consciente? Même à supposer que cela fût possible, ce qui est déjà très discutable pour diverses raisons, l’analogie avec la machine n’impliquera jamais que la conscience humaine se soit développée de la même manière. Encore une fois, jamais – tout au long de l’histoire des sciences – une représentation analogique n’a pu se transformer en une explication causale.

Un second problème, toujours de nature philosophique, est celui de la prise en compte du facteur temps. La science – la physique en particulier – a beaucoup de mal à tenir compte de la temporalité intrinsèque de certains processus et considère un formalisme mathématique d’autant plus réussi qu’il a pu éliminer le facteur temps de ses équations. Je dis bien « temporalité intrinsèque » car il ne s’agit nullement ici de ce temps « autorisé » par la thermodynamique statistique qui, de par la loi des grands nombres, permet que certains événements néguentropiques se manifestent dans un océan d’entropie grandissante. Il ne s’agit pas non plus du temps subjectif, celui appelé durée par Bergson. Je veux parler ici du temps de l’histoire globale, l’histoire de la totalité de ce qui se passe dans l’univers et qui fait que chaque atome, chaque événement, chaque processus, est une singularité absolue, ne serait-ce que parce que le même événement (processus ou objet) se situant ailleurs dans l’espace et le temps, est forcément autre.

Une molécule, même simple, n’apparaît pas tout de go à partir du moment où ses composantes se trouvent les unes à proximité des autres. La confection de cette molécule passe forcément par l’élaboration d’un processus, dans lequel d’autres atomes et d’autres forces que celles du simple voisinage sont nécessaires. Les choses qui existent dans l’univers sont donc toutes le fruit de cette histoire universelle (ou de quelques-unes de ses parties). Rien ne vient à l’existence sans les circonstances particulières qui sont données pour le faire advenir….De même qu’un humain naît toujours d’un humain, il n’existerait aujourd’hui aucune particule, aucun atome, aucune molécule, aucune cellule, etc. si l’histoire longue de l’univers n’avait fait son œuvre. Malheureusement pour la science, il s’agit d’une œuvre à la fois fort longue et surtout singulière, absolument unique et totalement irréversible.

Et là aussi, on rencontre un ultime problème philosophique auquel se confronte la théorie de la complexité, non parce qu’elle cherche à réfléchir à la nature des objets complexes, mais parce qu’elle prétend qu’une étude scientifique de la complexité est aujourd’hui possible : la singularité.

La connaissance scientifique, nous l’avons dit, a du mal à appréhender le temps. Elle a encore plus de mal avec les objets singuliers, uniques, ces objets qu’il est impossible de catégoriser, de reproduire au laboratoire, de comparer avec d’autres qui leurs sont analogues. Or, l’évolution vers la complexité est – il faut bien en tenir compte – aussi – une évolution vers la singularité. Si les électrons ne sont guère différenciés, si les molécules le sont déjà parfois (ne serait-ce qu’en raison des propriétés de chiralité), si les génomes des animaux supérieurs entraînent une spécificité de fait, si les sociétés humaines ont quelques points communs noyés dans d’immenses différences culturelles, les êtres humains individus, eux, deviennent des singularités totales dès qu’on quitte – et encore! – l’anatomie ou la physiologie pour arriver à la psychologie. Rien de métaphysique là-dedans. Simplement le fait qu’un individu humain possède un cerveau unique, avec ses connaissances, ses affects, ses traumatismes, sa propre histoire qui lui appartient à l’exclusion de tout autre et qui fait que – sur ce plan en tout cas – il est absolument distinct de son voisin.

Bien entendu, tout dans l’homme n’est pas distinct et quelqu’un qui se jette du cinquième étage tombe exactement de la même manière qu’un caillou. Mais, à mesure qu’on s’éloigne du caillou, qu’on entre dans la spécificité génétique, puis dans l’historicité déjà en acte au niveau de l’embryon, on avance lentement mais sûrement vers l’unique total, non seulement non reproductible, mais aussi perpétuellement inachevé et donc transformable et de plus en plus discernable jusqu’au jour de sa mort.

D’où – soit dit en passant – l’inanité des propos affirmant l’identité entre un individu et son clone potentiel, ou – encore plus drôle – les affirmations de l’analogie entre cerveau et ordinateur et la recherche d’une future possibilité de « télécharger » l’une de ces deux machines dans l’autre. Un minimum de sens commun, adossé à un minimum de modestie, devrait indiquer aux chercheurs que, malheureusement, la complexité engendre des limites à ce que l’entendement humain peut comprendre ou imaginer faire. Il n’y a pas que la liberté, l’historicité ou la singularité. Il y a aussi tous les problèmes méthodologiques, dont les adeptes de la complexité scientifique ont parfaitement conscience…et sur lesquels je reviens dans le chapitre suivant.