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La Complexité – Chapitre IV

Questions de méthode

 

Pour pouvoir apprécier les enjeux de ce qui va suivre, il est essentiel de bien comprendre à quoi sert, et comment fonctionne, une explication scientifique. On oublie souvent en effet que la science – en tant que connaissance – n’est pas une démarche d’abord pratique, mais qu’elle est essentiellement une démarche cognitive, une démarche qui émane en bonne part de l’entendement humain en interaction, via les perceptions et les actions, avec le monde extérieur, et qu’elle a pour ambition première de donner à comprendre.

Or, les moyens qu’utilise la compréhension humaine des choses du monde n’ont pas changé dans le fond depuis que les premiers philosophes grecs ont inventé/découvert qu’il est possible pour l’entendement humain de construire des hypothèses, sinon nécessairement vraies, du moins plausibles pour rendre compte de ce qui se passe autour de soi et ce, sans avoir à faire intervenir des forces surnaturelles qui relèveraient de la pensée magique.

Comme rien n’a changé sur ce plan, sauf que, bien entendu, les explications ont gagné en sophistication ainsi que – surtout – en technologies d’observation, il est parfaitement légitime d’imaginer que les principales conditions de tout « Eureka! » sont restées identiques à elles-mêmes depuis le temps d’Archimède.

Deux moyens sont disponibles qui permettent de donner à l’être humain l’impression qu’il a compris : la découverte de relations causales et la mise en forme de lois mathématiques. La différence entre les deux outils est immense. Les lois mathématiques sont formelles. Elles se manifestent sous la forme d’équations dont il arrive que les solutions soient difficiles, voire impossibles, à trouver. Cependant, avec ou sans solutions précises, une loi formelle permet de décrire un processus d’une manière continue, en faisant varier les paramètres d’échelle grâce aux différents outils mathématiques (comme le calcul différentiel par exemple).

Toutes autres sont les caractéristiques des relations causales. En effet, la causalité n’utilise qu’une seule tactique, celle de relier un (ou plusieurs) événement(s)-cause à un (ou plusieurs) événement(s)-effet. La causalité est donc essentiellement discontinue et il arrive souvent qu’il soit impossible de retranscrire des relations causales sous la forme d’une loi mathématique, autre que statistique. C’est ainsi que la biologie cellulaire, par exemple, est une science qui se fonde sur la découverte de relations causales de plus en plus précises sans pour autant en arriver à mettre cette avalanche de causes et effets sous une forme continue, formalisable.

La principale critique des relations causales fut de les considérer comme rationnellement illégitimes; elle a été faite par Hume, à la suite de quoi Kant a tenté, d’une part de sauver les connaissances strictement scientifiques de la physique en insistant sur le caractère mathématique et a priori de cette discipline et, d’autre part, de récupérer la connaissance empirique qui n’a pour seul outil que la causalité, en ramenant cette dernière à une appréhension de la succession des événements dans le temps. Comme, pour Kant, le temps irréversible est lui-même une condition de toute connaissance (ou même de prise de conscience) humaine, il s’en suivait que certaines connaissances causales pouvaient être fondées uniquement sur le fait que l’ordre inverse (l’effet précédant la cause) est logiquement impossible.

Les systèmes

A mesure que les connaissances humaines se perfectionnaient, la mathématisation de certaines disciplines devenait de plus en plus sophistiquée et la découverte de différents types de relations causales amenait également une réflexion plus précise sur les modalités de la connaissance humaine. C’est ainsi que l’on prit conscience du fait que le rapport entre cause et effet pouvait également se retourner de manière à ce que l’effet lui-même ait une action en retour sur la cause. Le processus de régulation, essentiel pour la survie des organismes vivants, est également fondateur de ce qui fut appelé la cybernétique, c’est-à-dire la possibilité de construire des engins qui agissent de manière à ce qu’un équilibre instable puisse être provisoirement maintenu, autour d’une quantité précise.

Sur le plan physique, les thermostats et autres chasses d’eau en sont les exemples les plus simples. Sur le plan biologique, en revanche, les systèmes autorégulés sont légions et je me contenterai donc de citer comme exemple le système régulateur de la quantité de sucre dans le sang, au travers de la production d’insuline par les cellules du pancréas ou de glucagon par celles du foie.

Les progrès dans la connaissance des systèmes autorégulés naturels et dans la construction de tels systèmes mécaniques et électroniques ont totalement explosé au cours des cinquante dernières années. Les capacités de rétroaction, associées à la micro-électronique et à l’informatique, permettent de construire des machines « intelligentes » de plus en plus sophistiquées. Rien n’interdit non plus que les modalités de rétroaction viennent associer des outils physiques et un organisme biologique comme par exemple de permettre à une mini-machine de tester et de réguler le taux d’insuline dans le sang d’un diabétique. La maîtrise de la régulation n’est donc pas un problème complexe…à condition que d’autres formes de relations causales – plus surprenantes – ne viennent pas parasiter les premières.

C’est que l’autorégulation repose sur un principe causal simple, puisque essentiellement linéaire : certes a produit b qui influe en retour sur a, mais on peut tout aussi bien dire que a produit b qui produit c (analogue à a) et ainsi de suite en série. Tant qu’on sait estimer ce que sera b lorsque l’on sait ce qu’est a, la causalité reste dans les limites de ce que l’entendement humain peut maîtriser. Pour comprendre de tels systèmes, il suffit de pouvoir les considérer comme des systèmes isolés et les traiter séparément les uns des autres.

Les systèmes de systèmes

Les choses commencent à se compliquer, non à partir du moment où de nombreux systèmes autorégulés se mettent à fonctionner simultanément (ce qui est le cas, par exemple, dans un avion ou même dans une automobile high-tech), mais seulement lorsque, parfois, des ponts se manifestent entre les uns et les autres. L’un des exemples les plus complexes – mais aussi les mieux observés – de ce genre d’interaction est celui qui se manifeste lorsque des systèmes autorégulés fort sophistiqués, tels que le système immunitaire, le système endocrinien, ou le système nerveux des mammifères supérieurs donnent l’impression d’agir de concert et influent les uns sur les autres tout en étant affectés par les conditions environnementales dans lesquelles se trouve l’animal en question.

Impossible dans ces cas de considérer les systèmes comme des entités isolées, dont la causalité est parfaitement comprise. L’impact environnemental (perception, ingestion, tension, etc.) prend une place telle qu’il devient nécessaire, à nouveau, de replonger l’organisme dans son environnement et dans son contexte et donc de revenir à la problématique exprimée plus haut, c’est-à-dire la nécessité de la prise en compte de l’historicité de l’évolution de l’organisme, ce qui revient à le redéfinir en tant que singularité, et une singularité non détachable de son environnement, qui plus est.

Dans ce genre de situation, le caractère linéaire de chaque système – ou sous-système – passe au second degré car, en observant l’organisme en tant que totalité, on ressuscite inévitablement la vieille cause finale, ce qui revient à dire que l’émergence chère aux théoriciens de la complexité n’apparaît que si l’on insiste pour décrire les événements autorégulés d’un système précis (considéré théoriquement comme isolé) en tenant compte en même temps du « niveau supérieur », celui au sein duquel se trouvent d’autres systèmes pouvant influer sur le premier, en bref, celui de l’organisme dans sa totalité en tant qu’être luttant « pour » sa survie, par exemple.

C’est cela que les théoriciens appellent les causes ascendante et descendante, c’est-à-dire, en fait, la volonté spécifiquement humaine – et non nécessairement légitime sur un plan scientifique – de relier ensemble les niveaux de manière à ce que ce qui se passe à l’un d’entre eux soit scientifiquement compréhensible à un autre.

Les causalités ascendante et descendante

Ce principe émane clairement de la hiérarchisation, puisque le caractère ascendant ou descendant de la causalité signifie que la relation de cause à effet se produit d’une échelle à l’autre. On ne peut donc manquer ici de remarquer les conséquences des erreurs de raisonnement qui se manifestent dans la hiérarchisation des disciplines…à ceci près que les théoriciens de la complexité – en admettant l’existence possible de causes ascendantes (bottom-up) et – simultanément des causes descendantes (top-down) ne font qu’admettre deux principes contraires qui, en s’enchevêtrant, produisent une impossibilité totale de réfutation ou de précision.

Le réductionnisme le plus simple permet de confirmer l’existence de causes ascendantes, à supposer que l’on veuille bien raisonner sur les objets d’une manière analytique. Il est bien évident en effet que, malgré les différences apparemment irréductibles entre elles, la physique classique par exemple ne peut exister s’il ne se trouvait – à l’étage en dessous – des entités qui obéissent aux lois de la physique des particules. Cette constatation a un fondement logique et non physique. Elle applique un principe de raison suffisante – à la limite de la tautologie – que l’on peut exprimer comme suit : il est impossible d’affirmer l’existence d’une entité matérielle analysable en de plus petites composantes sans affirmer par la même occasion l’existence des composantes en question. En bref, prenez un objet matériel quelconque, éliminez-en tous les protons, neutrons et électrons : il n‎’y aura plus d’objet.

On remarquera tout de suite que certaines propriétés de la physique classique, dont la toujours mystérieuse force gravitationnelle, ne semblent pas directement réductibles à celles de la physique quantique. Bien entendu, ceci ne signifie nullement que l’on se trouve là face à un phénomène naturel émergent, cela signifie seulement que nos capacités d’observation/action/conceptualisation (rien que des caractéristiques humaines) nous ont amenés à la construction de systèmes incompatibles les uns avec les autres.

Cette capacité (ou faiblesse) de la cognition humaine dont nous avons parlé précédemment et qui nous autorise seulement à percevoir le réel dans un cadre délimité précis est ici en pleine action. Nous percevons des objets et établissons des lois en fonction des cadres et non l’inverse. Il n’est dès lors guère surprenant que chaque cadre soit régi par ses propres lois….puisque c’est nous qui en sommes directement responsables.

Prenons un exemple : le rapport entre le fait de consommer une boisson et celui d’étancher la soif, est-il de l’ordre de la psychologie (plaisir), de la sociologie (convivialité), de la physiologie (régulation de l’hydratation de l’organisme) ou de la biochimie cellulaire (régulation de l’hydratation cellulaire)? La réponse est bien entendu : tout ce qui précède. Mais il ne s’agit pas de la même chose et cela ne fonctionne pas de la même façon à chacun de ces différents niveaux. Il existe certainement des rapports de cause à effet entre la présence du liquide et chacun des objets cités, mais il n’existe pas de rapport causal linéaire hiérarchisé – montant ou descendant – entre tous ces niveaux, pour la simple raison que ces niveaux n’existent pas en tant que tels dans la réalité, ils se manifestent en raison de nos capacités/limitations cognitives qui nous obligent à les positionner dans différentes catégories et à les percevoir comme tous présents ensemble, simultanément. Ces différents niveaux n’émergent pas hiérarchiquement les uns des autres, ils émergent tous ensemble de l’action encadrante de notre entendement qui place ainsi en différents niveaux les phénomènes que nous percevons.

De la causalité à la probabilité

Mais les problèmes épistémologiques lourds sont encore devant nous, car ils adviennent d’une manière de plus en plus grave avec une causalité qui semble de moins en moins obéir à des règles compréhensibles. Et dans ce cas, on peut se demander quel espoir il reste pour une connaissance scientifique des objets complexes.

Le premier problème, encore maîtrisable pourvu que l’on passe à une autre forme de connaissance nettement plus modeste que la première, est celui de la pluralité des causes (dont certaines qui ne sont pas connues) associée à une pluralité d’effets (dont certains qui ne peuvent être prévus). La théorie du chaos d’une part, mais aussi la physique quantique de l’autre, sont des exemples de situations où l’utilisation de calculs probabilistes a été rendue nécessaire par l’observation et l’expérimentation. Il n’y a dans ces deux cas, aucune question de liberté ou d’adaptabilité. On est encore et toujours dans des systèmes parfaitement rationalisables, aux objets clairement définis et sans émergences surprenantes à confronter.

La causalité paradoxale

Cependant, tôt ou tard, on finit par atteindre la limite de toute forme de scientificité possible. L’entendement humain perd toute capacité de compréhension à partir du moment où la relation entre la cause et l’effet aboutit parfois à un effet, parfois…à l’effet contraire. Ici, il n’y a plus de prévisibilité, plus de calculabilité, et les probabilités elles-mêmes se mettent à jouer un rôle trop neutre pour être honnête. Encore une fois, cela ne signifie nullement que la nature soit contradictoire (ce dont elle a parfaitement le droit, du reste), mais cela signifie surtout que le niveau de nos capacités de connaissance est si bas qu’il nous est impossible de repérer les véritables relations causales en jeu.

Il est vrai que nous atteignons dans ce cas les niveaux considérés comme supérieurs dans la hiérarchie des objets ou des disciplines cités plus haut, c’est-à-dire principalement le comportement humain, social ou individuel, mais aussi le climat. Les paramètres dont il faut tenir compte deviennent si nombreux, l’impact environnemental et historique devient si crucial, la possibilité pour un seul individu de changer le cours des choses si prégnante, qu’il en est matériellement impossible d’imaginer un seul instant qu’une connaissance strictement scientifique – dans le sens du formalisme des lois de la nature ou dans celui de la causalité simple ou autorégulée – soit possible.

Rien de plus imprévisible que le comportement d’un cerveau humain (non pour ses propriétés émergentes ou chaotiques), mais simplement parce que le nombre de paramètres intra et extra cérébraux agissant de concert font que chaque cerveau – avec qui plus est ses capacités d’apprentissage – est une machine singulière totalement réfractaire aux calculs ou aux connaissances assurées. Et l’on parle ici du cerveau humain. Il n’est déjà nullement garanti que le système nerveux d’une mouche soit lui non plus abordable en tant que totalité pour nos capacités de compréhension.

Ceci ne signifie nullement qu’il est impossible de comprendre comment fonctionne un être humain. Pourvu que l’on se maintienne au niveau strictement humain, sans tenter de faire émerger celui-ci du niveau strictement neurophysiologique, un membre de l’espèce homo-sapiens est pour son congénère aisément abordable, à condition que l’on fasse l’effort d’analyser sa psychologie….sans tenter de la déduire de sa biochimie (et réciproquement).

Cela ne signifie pas non plus que le cerveau est réfractaire à toute connaissance humaine. Une infinité de systèmes de régulation ou de relations causales précises pourront sans doute un jour être tirées de cette curieuse masse de cellules enchevêtrées et connectées. Mais la maîtrise totale, la compréhension globale semblent elles aussi impossibles face à un objet en interaction continue avec tout ce qui l’entoure et en évolution continue, à tel point qu’à chaque instant, il n’est plus tout à fait le même qu’à la seconde précédente. A ce point, la connaissance scientifique perd son latin, comme à chaque fois où elle est incapable de produire une certaine immobilité ou intemporalité dans l’objet qu’elle étudie. Et rien de plus normal! Les philosophes le savent depuis longtemps : alors que le monde est de l’ordre du devenir, nos entendements ne sont capables d’appréhender que l’être.

On ne comprend pas, du coup, pourquoi les théoriciens de la complexité insistent pour tenter d’insérer ce phénomène dans un champ scientifique auquel manifestement il n’appartient pas. Sans doute, vivons-nous une période où la mort de la philosophie et la déliquescence des vieilles sciences humaines se sont associées à la montée en exergue de l’idée que pour qu’une chose vaille la peine qu’on y réfléchisse, il faut qu’elle soit « scientifique ». Les théoriciens de la complexité l’avouent eux-mêmes : un système complexe est un système qui résiste à la méthode analytique, au calcul, à la prédiction, à la reproductibilité etc. etc. Mais lorsqu’on a, à ce point, condamné toutes les méthodes et tous les principes qui font d’un objet quelconque un objet de science…que reste-t-il pour légitimer la prétention à une scientificité future?