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Le Réel et la Science – Chapitre III

Chapitre III – Réalité et Vérité

Ce qui précède permet d’amener la distinction entre le Réel-1 et le Vrai, que l’on peut désormais définir, comme un discours sur le Réel-1. Ainsi, si c’est bien « réel » que la Terre tourne, alors la formule « la Terre tourne » est vraie(1). La Vérité s’applique ainsi à la proposition, mais aussi au modèle mathématique, au schéma, aux équations qui régissent le fait que la Terre tourne. La Terre est un objet qui appartient au Réel-1, sa rotation est un phénomène qui appartient lui aussi à ce même Réel-1. Les calculs, les hypothèses, les vérifications, appartiennent au Réel-2, celui qui disparaîtrait comme par enchantement si l’humanité – seule susceptible de les penser – disparaissait, et – surtout ! – celui qui n’arrête pas d’évoluer tant que les théories, les modes de calcul, les explications évoluent.

Note 1

L’exemple pris par Bertrand Russell est toujours amusant à citer : la proposition « l’actuel roi de France est chauve » n’est pas une proposition qu’on peut qualifier de vraie ou de fausse. Appeler à juger si cette phrase est vraie ou fausse est donc porteur d’un piège, puisque le Réel-1 qu’elle évoque – l’actuel roi de France – n’existe pas.

L’une des complexités du Réel-2 – lorsque les concepts impliqués sont de nature uniquement discursive – est de pouvoir être simultanément Réel (ou illusoire) et Vrai (ou faux). Dans ce cas, le discours sur les concepts et les concepts eux-mêmes sont difficilement détachables les uns des autres. Pour faire simple, le théorème de Pythagore est vrai en tant qu’énoncé ET il appartient au Réel-2, pourvu que l’on considère un triangle rectangle dans un espace euclidien. En revanche, dire que « la table est vraie » n’a aucun sens. La proposition « la table existe » est vraie ou fausse selon l’existence ou non de la table en question. Et la proposition « la table existe » existe elle-même dans l’ordre du discours, d’une manière équivalente à la proposition « la table n’existe pas ».

Bien sûr, le Réel-2 peut également contenir un nombre incalculable d’idées fausses ou illusoires, mais leur existence relèvera toujours du Réel-2.  Ainsi, Blanche-Neige n’existe pas dans le Réel-1, et la proposition « Blanche-Neige existe » est fausse, s’il n’est pas précisé qu’elle est le personnage d’un conte. Néanmoins la proposition « Blanche-Neige vit avec les sept nains » est vraie dans le cadre du conte, alors que la proposition « Blanche-Neige vit avec huit nains » serait fausse toujours dans le cadre du conte. Dans tous les cas, concernant Blanche-Neige, son impact sur le Réel-1 ne sera pas intrinsèque, mais extrinsèque, dans la transformation du conte en livre, en film ou en lieu festif en carton-pâte.

La séparation entre le Réel et le Vrai pour ce qui concerne le Réel-1 est plus facile à établir.

Une équation est vraie (la loi de la chute des corps par exemple) si elle est compatible avec le réel (la chute des corps en tant que telle). On peut alors dire que la loi relève de l’épistémologie, alors que la chute des corps – avec ou sans référence à la loi – relève de l’ontologie.

La loi de la chute des corps représente un phénomène, c’est-à-dire un ensemble d’objets et d’événements connectés entre eux et que le Réel-2 décrit par une formulation mathématique, une loi, ainsi que par une relation causale. Lorsqu’il s’agit d’existence, en revanche, la séparation entre ontologie et épistémologie devient encore plus présente, puisque le critère de la présence incontournable (non-théorique) dans le monde extérieur tranche fortement entre les deux possibilités.

L’existant hypothétique reste une entité théorique, tant qu’il n’est pas observé ou perçue, ce qui n’en fait pas pour autant un « noumène kantien »(2) mais simplement un concept abstrait de Réel-2 – scientifiquement élaboré. Le critère du passage du Réel-2 (de l’hypothèse) au Réel-1 (de la réalité) constitue l’une des principales difficultés de la démarche scientifique car il reste impossible de décider universellement du moment où un faisceau d’indices devient une preuve factuelle.

Note 2

Ce dernier est censé représenter la « chose-en-soi » qui serait à tout jamais à l’abri de nos recherches limitées par la nature phénoménologique de notre capacité de connaissance. Ce n’est pas cela qu’on qualifie ici de Réel-1 puisque ce dernier est par définition le Réel auquel nous pouvons avoir accès.

Exemple : le mouvement de rotation de la Terre autour du Soleil repose sur un faisceau d’indices puisqu’aucune perception directe de ce phénomène n’a eu lieu. Est-ce à dire que ce mouvement n’est qu’une hypothèse ? A partir de quelle conjonction d’observations indirectes peut-on dire qu’on aborde un Réel-1 indubitable ? La question ne sera probablement jamais tranchée, mais elle fait partie intégrante de la démarche scientifique.

Règle C – les concepts abstraits utilisés par  le discours scientifique pour faciliter la compréhension du réel, sont en général des constructions théoriques représentatives – mais parfois de loin – du Réel-1 (ce sont de petites ou grandes théories, souvent imbriquées les unes dans les autres, et qui évoluent à mesure que les découvertes et les outils conceptuels évoluent)(3).

Il est donc important de ne pas confondre entre le Réel-1, et

  1. les théories qui le décrivent,
  2. les hypothèses sur lesquelles se fondent les expérimentations et les observations indirectes qui le concernent, et qui peuvent découler des théories (permettant ainsi parfois d’accumuler les erreurs)
  3. les descriptions – conceptuelles ou formelles – qui en sont faites et
  4. les questionnements qui en découlent.

Tous ces points relèvent de l’exercice de la science et de la méthode scientifique. Ils appartiennent au champ mental (dans sa partie cognitive, épistémologique), celui du Réel-2.

Le Réel-1 est « extérieur », mais il n’est immuable qu’aux échelles où est exigée la stabilité de la matière (principes de conservation). Il prend des formes et passe par des alliages divers en fonction de ce que la nature et les humains lui font subir, au travers d’associations, de mixtures, de mises en forme diverses. Nous pouvons également lui appliquer des techniques qui le soumettent à notre usage ou le faire évoluer sous nos contraintes de manières qu’il nous est difficile de prévoir ou, parfois, de maîtriser(4).

Note 4

Descartes a bien dit « comme maîtres et possesseurs ». Il n’a pas oublié que nous ne sommes ni l’un ni l’autre.

La connaissance qui est en adéquation parfaite avec le Réel-1 est dite « objective ». Si l’objectivité est aisément réalisable pour ce qui concerne le monde empirique, celui que l’on perçoit (ex. cet arbre existe objectivement puisque nous sommes plusieurs à le voir, à le toucher, etc.) aller vers l’objectivité totale dans le cadre de la démarche scientifique est un processus, parfois difficile, entaché d’erreurs, parfois aléatoire car il dépend de la créativité conceptuelle et technologique de la recherche scientifique.

Dans tous les cas, la méthode scientifique est là pour garantir que ce processus, même défaillant, ne soit jamais conditionné par la subjectivité. Ici, on perçoit une nuance que l’on ne rencontre pas ordinairement : le contraire de ce qui est objectif, sur le plan scientifique, est ce qui est « en voie d’objectivation » et non ce qui est subjectif. Quoiqu’en disent de nombreux philosophes ou sociologues, la démarche scientifique interdit toute « croyance », et n’autorise que les « hypothèses ». Reste bien entendu à faire en sorte que les hypothèses soient conciliables avec les faits. Et que ces derniers ne soient pas entachés d’hypothèses et de théories non dites.

Par suite, un astrophysicien n’a pas à croire aux extraterrestres, il peut postuler cette hypothèse et tenter de trouver des outils pour la vérifier ou bien, il peut rejeter cette hypothèse, ce qui revient surtout à tenter de la réfuter. Il peut aussi suspendre tout jugement et admettre qu’il n’en sait rien.

Cette distinction est essentielle, car si le champ des croyances est ouvert à l’infini (aux fées, aux fantômes, au Père Noël, etc…), le champ des hypothèses lui est conditionné par l’intelligibilité des arguments destinés à confirmer ces hypothèses. Et cette intelligibilité est forcément soumise aux règles de la méthode scientifique (hypothèse, vérification, mesure, énoncé des lois, retour vers l’expérience, confirmation ou réfutation). Et dans l’expression de chaque hypothèse, comme les mathématiciens le font si bien, il est requis qu’il y ait un postulat d’existence.

Règle D – Il ne peut exister une théorie du Réel-1 qui ne pose pas au préalable ce qu’elle considère être son ontologie. Nul n’imagine un instant pouvoir parler du monde, sans… le monde. L’ontologie peut être minimale, – quelques entités tout au plus ou même une entité singulière – mais elle ne peut pas ne pas être postulée comme un point de départ pour développer une théorie, une hypothèse ou une expérimentation. Ce postulat est un principe de méthode qui sert uniquement à la cohérence de la théorie qui en découle. On peut toujours changer le postulat ontologique de départ et, en variant les ontologies, on varie inévitablement les théories qui les portent.

Reste un problème grave, dont souffrent certaines disciplines scientifiques, fortement impactées par le refus de la désignation de toute ontologie, en tant qu’étape première du développement de la théorie. Le positivisme a ainsi nommé « théorie » un système formel (une structure logique et mathématique) dans laquelle on peut «caser » une pluralité d’ontologies différentes. Cette démarche est souvent encore employée par les physiciens spécialistes de mécanique quantique pour des raisons philosophiques et historiques que de nombreux scientifiques ont du mal à maîtriser. La méfiance à l’égard de l’ontologie (qualifiée de « métaphysique » avec une connotation négative) permet alors une floraison d’ontologies, dénuées de toute prise sur l’état d’avancement de la science. Ainsi la méfiance du positivisme classique (depuis Mach jusqu’à la philosophie analytique d’aujourd’hui) s’alimente elle-même. Ayant rejeté les ontologies comme des entités non-nécessaires au développement de la connaissance, on les laisse se développer en dehors de la science établie et sans aucune prise sur elle, entraînant ainsi un déclassement supplémentaire de ces ontologies. Dans ce cas, le Réel-1 perd sa consistance, et la confusion devient totale entre la Réalité (celle de l’électron par exemple) et la Vérité (celle de l’équation qui le décrit, par exemple).

Concluons sur la notion de « vérité » en insistant sur le fait qu’un consensus (pas plus celui de l’humanité que celui des experts) n’est jamais un critère de vérité. Les millénaires où les humains ont tous consenti à l’idée que la Terre est plate est un exemple du fait qu’une erreur peut être particulièrement tenace. Ce qui nous amène à poser la question des critères de vérité.

Pourquoi est-ce important ? Simplement parce que si la vérité se définit comme celle des discours qui seraient en adéquation avec le Réel-1, il est important de bien circonscrire le champ épistémologique de la Vérité, celui de ce champ très particulier du Réel-2 qui se propose de donner les outils pour mieux comprendre le Réel-1, c’est-à-dire cet ordre du discours dont l’ambition est l’intelligibilité, la possibilité de « faire sens » (make sense) du monde qui nous entoure.

Je dis bien « des » discours, car le Réel-1, dans sa globalité, nous est impossible à connaître : trop grand, trop petit, trop divers, trop distant, trop complexe. D’où il s’ensuit que, quoi que nous fassions, nous n’en rencontrons à un moment donné qu’une parcelle, parfois au prix d’un grand effort.

Connaître la totalité du Réel-1 est un enjeu si démesuré qu’il est dénué de sens. Aucune TOE (theory of everything) n’est possible autrement qu’en métaphysique, puisque cette dernière n’a nul besoin de se légitimer par une adéquation au Réel-1.

Mais exprimer des vérités sur le monde, parcelle par parcelle, est bien dans les limites des possibilités humaines et ce sera toujours bien du Réel-1 qu’il s’agit. Toute parcelle de vérité scientifique établie doit être considérée comme en adéquation avec son correspondant en Réel-1, faute de quoi la connaissance scientifique, dont la richesse est cumulative, serait impossible.

Le Réel-2 a en charge la méthodologie, les concepts, les formalismes et les résultats de ce patchwork qui, pièce par pièce, finit par s’ajuster au Réel-1, toujours par le biais d’instantanés, de clichés immobiles ou faiblement évolutifs, dont nous savons pertinemment qu’ils ne seront jamais une représentation absolue et totale du Réel-1. 2500 années de recherche philosophique et scientifique n’a jamais réussi à « capter » l’essence du devenir. Si l’ontologie est en devenir (ce qu’elle est très probablement) l’épistémologie, elle, ne fonctionne que par instantanés partiels, forcément différents de ce qu’un devenir global devrait pouvoir être. Le combat d’Héraclite contre Parménide se solde par deux échecs : le devenir, seul Réel, n’est pas connaissable et l’être, seul connaissable, ne représente que très approximativement le Réel.

Néanmoins, il ne s’agit ni de se décourager, ni de relativiser la démarche scientifique. De très nombreuses Vérités ont été acquises et sont obtenues tous les jours. Certes, elles sont partielles, mais notre connaissance du Réel-1 progresse, parfois à petits pas, parfois à grands bonds. Le nombre de pièces du puzzle est certes indéfini, mais nombre de ces pièces sont déjà en place, souvent d’ailleurs en raison des progrès des outils d’observation ou d’expérimentation.

Lorsqu’on applique les concepts et les outils du Réel-2 sur le Réel-1, on constate que le moyen le plus simple et le plus efficace que la recherche scientifique et philosophique a trouvé reste celui de la méthode analytique, telle qu’énoncée par Descartes, dans son Précepte n°2 (Discours de la Méthode) :

Le second, [est] de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Si l’on considère chaque « entité » du Réel-1 qu’il convient d’étudier comme une des « difficultés » énoncées par Descartes, il devient clair que la démarche analytique consiste avant tout à diviser cette entité en sous-parties, qui pourraient en expliquer l’existence et le fonctionnement. On retrouve ainsi les niveaux de Réel déjà évoqués dans les chapitres précédents. Cerner une partie du Réel pour mieux la connaître est, certes, une intervention de nos outils cognitifs (en tant que sujets), mais la partie ainsi cernée ne perd pas son objectivité. Une partie du Réel reste toujours réelle.