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Croire ou savoir – Chapitre I

Croire ou savoir : à la recherche de la distinction disparue

La question du « croire » est sans doute à l’origine de l’un des plus importants malentendus qui grèvent les relations entre « la raison occidentale » – dans sa version gréco-latine – et les trois monothéismes…. Et quand on sait que – par certains de ses aspects – ce malentendu date de l’avènement du christianisme, on imagine bien que plus il perdure et plus il devient difficile de s’en extirper. La situation est d’autant plus compliquée que la compréhension du problème nécessite un curieux exercice de style, non seulement une obligation de changer de regard, mais en plus une capacité à alterner les regards, chose à laquelle nul n’est particulièrement entraîné. Mais revenons aux origines et tentons de comprendre ce qui se passe selon un ordre aussi logique que possible.

Le problème du savoir

Que veut dire « savoir »? Que suis-je en train d’affirmer lorsque je dis que « je sais que la Terre est ronde », que « le théorème de Pythagore est vrai », ou que « le ciel est bleu »? Aucune formation scientifique ou philosophique ne paraît nécessaire pour se douter que ces trois affirmations sont de natures différentes. Néanmoins, il est important de se demander quels critères permettent de discerner une vérité d’une erreur, une vérité certaine d’une vérité approximative, une vérité d’une hallucination? Comment sais-je si je sais? Ou si je crois savoir? Pourquoi croire ceci plutôt que cela? Tout est-il affaire de croyance? Y a-t-il une distinction aisément identifiable entre « croire » et « savoir »?

On voit donc que cette apparente simplicité cache une multiplicité de problématiques qui ont troublé l’esprit des philosophes depuis Platon jusqu’à aujourd’hui. Il y a à peine quelques décennies, dans The meaning of it all, le physicien Richard Feynman reposait la question à sa façon :

Si nous n’étions pas capables ou si nous n’avions pas le désir de regarder dans toutes les directions, si nous n’avions aucun doute et si nous ne savions pas admettre notre ignorance, nous n’aurions jamais eu une idée nouvelle. Il n’y aurait jamais rien eu qui vaudrait la peine d’être vérifié, car nous saurions toujours ce qui est vrai. Aussi, ce que nous appelons aujourd’hui la connaissance scientifique, c’est un ensemble de jugements dont les degrés de certitude sont très variables. Certains sont peu sûrs, quelques autres sont très sûrs, aucun n’atteint cependant la certitude absolue. On me demande « comment pouvez-vous vivre sans savoir? Je ne comprends pas ce qu’on veut dire par là. Je vis toujours sans savoir. C’est facile. Comment peut-on savoir? Voilà en revanche la question qui m’intéresse.

Dans ces quelques phrases, Feynman résume la multiplicité de concepts qui gravitent autour de la problématique du savoir : la connaissance, la certitude, le doute, la vérification, l’ignorance, l’observation. Cette problématique a eu des débuts approximatifs et balbutiants à l’époque de la grande philosophie grecque; elle s’est un peu développée, non sans pertinence et nouveauté, dans la pensée de quelques philosophes médiévaux, musulmans, juifs et chrétiens…puis elle a littéralement explosé à partir de la Renaissance, du moment où l’on eut l’intuition géniale qu’il était possible d’acquérir une véritable connaissance du monde autrement qu’à finalité purement esthétique ou méditative et que cette connaissance, même approximative, pouvait devenir un outil fiable pour la maîtrise des forces de la nature. J’ai utilisé à dessein le terme « véritable connaissance » pour distinguer entre cette forme de savoir et la multitude de savoir-faire qui se sont accumulés au gré des cultures, sans qu’aucune théorie valable ne les ait transformés en un réseau rationnel de savoirs fondés.

A l’origine de l’écrasante majorité des interrogations philosophiques se trouve, bien entendu, la question de la quête du sens (ce que j’appelle la recherche de « représentations » dans l’histoire des idées rationnelles, chapitre 2), bien avant que la recherche de la vérité ne devienne le mobile premier de la recherche de connaissances. J’ai expliqué ailleurs (cf. les sciences à la recherche de l’universel) que la possibilité de l’accession à une vérité de nature absolue concernant le monde empirique fut une nouveauté imaginée par la Renaissance qui a amalgamé deux principes jusque-là séparés (et à juste titre) :
– la Vérité absolue métaphysique, celle de la Révélation, de nature uniquement divine (ex.: le Christ est la Vérité),
– et l’autre vérité absolue, celle de nature purement formelle, que l’on rencontre depuis l’antiquité sous les traits par exemple du syllogisme aristotélicien (ex. s’il est vrai que a = b, et que b = c, alors a = c est vrai).

La Renaissance a eu la lourde responsabilité de penser qu’il fallait bien un jour se risquer à casser cette distinction ancestrale…et d’ouvrir sans états d’âmes un champ de possibilités qui, en résolvant certains problèmes, allait en poser d’autres, peut-être autrement plus dangereux, des problèmes que les penseurs des siècles à venir auront à débroussailler. En effet, si la vérité absolue n’est pas seulement transcendante, si la vérité du jugement n’est pas seulement formelle, alors qu’est-ce qui pourrait empêcher la rencontre entre les entendements humains d’une part et les « grandes vérités », naturelles ou autres, de l’autre? Pourquoi n’aurait-on pas accès à des vérités à la fois empiriques et certaines? A la fois locales – comme toute vérité empirique – et universelles – comme toute vérité absolue? Et à quoi de telles vérités serviraient-elles? La réponse est arrivée au 17ème siècle : tout simplement « à mieux dominer le Monde », répond Francis Bacon et « à rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature », ajoute Descartes.

La Renaissance venait ainsi d’ouvrir la porte à un élan irrésistible, une sorte de Big Bang à la fois épistémique, mathématique et expérimental dont la puissance ne semble toujours pas s’essouffler. En affirmant que le monde (empirique) est écrit en langage mathématique (abstrait), Galilée avait permis – peut-être même sans s’en rendre compte lui-même – la mise à jour de ce qu’on appelle aujourd’hui la « connaissance scientifique », c’est-à-dire cette curieuse gradation dont parle Feynman entre des acquis quasi certains (démonstrations mathématiques ou évidences empiriques ou logiques) et d’autres auxquels la certitude fait défaut (relations causales, constructions théoriques, hypothèses peu ou pas abouties, équations non résolues, etc.), une gradation à l’intérieur de laquelle il faut un effort quasi héroïque pour discerner les différents degrés de certitude ou de doute.

Dans cette immense bibliothèque que constitue le savoir humain aujourd’hui, rien n’est plus difficile en effet que d’entreprendre une classification, une mise en ordre philosophique. Les objets de savoir varient, fusionnent, se délitent, renaissent de leurs cendres; certains s’expriment par des lois d’une clarté et d’une nécessité donnant apparemment une claire vision de l’absolu, d’autres font l’effet d’hypothèses à la limite du loufoque; les savoirs strictement « objectifs », ceux se rapportant aux objets matériels, s’accumulent à une vitesse vertigineuse et, parfois, se volatilisent, passant de l’ontologie forte à l’éphémère existence des modes…ou inversement.

 

Savoir ou croire, selon les penseurs de l’Antiquité

Platon, en son temps et avec l’enthousiasme qu’engendre la nouveauté, avait cru possible d’instituer la distinction entre d’une part une connaissance rationnelle (teoria) construite selon le mode rigoureux (descendant) de la déduction mathématique ou selon le mode progressif (ascendant) de la dialectique, et d’autre part, le champ des croyances, celui de l’opinion populaire (doxa) construite non sur la rigueur de la raison individuelle, mais plutôt à partir de ce qui se transmet dans le champ social ambiant : les rumeurs, les superstitions, les avis autorisés, etc.

Pour les grecs anciens, la connaissance (episteme) et la croyance (pistis) font partie d’une même démarche, celle de la recherche et de l’accumulation d’une forme de savoir, avec cette distinction majeure que la connaissance proprement dite est rationnellement fondée (même si elle se cantonne principalement dans le champ de la représentation) alors que la croyance est surtout engendrée par la facilité de discours et la prolifération des imaginaires. La croyance est donc une catégorie du savoir, mais une catégorie dégénérée, affaiblie, portée par un élan sans grande rigueur rationnelle.

Pour que le tableau soit complet, il faut évidemment ne pas oublier d’insérer entre le savoir et la croyance, le savoir-faire (technè), cet art qui rapproche la tête et la main et que la pensée grecque a doté d’une importance non négligeable que l’on voit dans le fait que nombreuses entités philosophiques – y compris le dieu-démiurge de Platon – reposent sur une analogie avec le savoir-faire, celui du charpentier, ou du médecin, du sculpteur ou de l’architecte. Pour que le tableau soit clair, il suffit en fait de garder en tête l’exemple d’Archimède, l’homme de savoir complet, à la fois mathématicien, physicien, inventeur et ingénieur militaire.

Cependant, la méfiance à l’égard des croyances était toujours de rigueur. D’ailleurs, une des principales raisons pour lesquelles Platon en voulait aux poètes c’est, précisément, qu’ils contribuaient, par la beauté de leur discours – dont la rigueur rationnelle était bien moins qu’approximative – au nivellement par le bas des intellects de leurs concitoyens qui prenaient pour argent comptant les poèmes et confondaient allègrement entre les savoirs respectables chèrement acquis et les pseudo-savoirs des charlatans émanant des adeptes des beaux discours fondés sur la rhétorique et la manipulation des affects, qu’ils proviennent des poètes ou des sophistes.

Ce binôme, savoir et croire, savoir ou croire, sans compter les sophistications supplémentaires du type « savoir croire » ou « croire savoir », est le fondement de la pensée grecque sous toutes ces facettes, aussi bien cosmologiques que mathématiques, éthiques, politiques ou même rhétoriques. Bien sûr, il a toujours été important d’apprécier les nuances et les gradations entre ce que l’on sait sans l’ombre d’un doute et ce que l’on a peine à croire, mais dans tous les cas, c’est le même exercice intellectuel qui reste à l’œuvre, un exercice dont la maîtrise passe par la connaissance des lois du raisonnement d’une part et – et c’est là l’essentiel – par le positionnement clair et a priori de l’existence de l’objet sur lequel ces lois peuvent s’appliquer.

Dans l’esprit grec, l’ontologie est donc le fondement de tout savoir. Au moins depuis Parménide, l’épistémologie (théorie de la connaissance), la politique (théorie de la Cité), l’éthique (théorie des mœurs) restent des vœux pieux si elles sont privées d’ontologie (théorie de l’être). L’idée semble indiscutable et on y retrouve le principe parménidéen : à quoi bon parler de ce qui n’existe pas?

Reste cependant une question redoutable : qu’est-ce qui existe vraiment? Les mathématiciens et les métaphysiciens ont résolu le problème. Au lieu de s’interroger sur l’existence – un exercice difficile et stérile – il suffit de construire les théories de savoir à partir de postulats d’existence : soit un triangle, disent les uns; soient les entités indivisibles (atomes) disent les autres, soient l’Apeiron, le Nous, les Idées, etc.

L’existant postulé, le postulat clairement affirmé, la théorie peut alors se construire et déballer ses richesses. La démonstration d’existence fonctionne ainsi à rebours : si la théorie est belle et utile, si ses conséquences sont cohérentes et intéressantes, alors l’existence des êtres postulés au point de départ n’en devient que plus crédible. La vérité se découvre dans un exercice intellectuel construit selon l’idée archimédienne du levier : il suffit d’un point stable pour soulever la Terre. Mais ce point stable ne se « trouve » pas, il se « pose ». C’est, par la suite, son efficacité qui permettra de l’évaluer.

En politique ou en éthique, le schéma est encore plus simple. Comme ici on est dans le champ de l’action, la pensée des mécanismes de cette action fait automatiquement venir au jour (entrer dans le champ de l’existence) les outils à partir desquels l’action peut être pensée. Bien entendu, nul ne débattra de l’existence ou non de Sparte, mais il faudra – pour penser Sparte en tant qu’entité politique – lui adjoindre ce qui fait sa spécificité, ses institutions, c’est-à-dire un ensemble d’idées abstraites d’autant plus fortement existantes qu’elles sont familières à tous, admises, respectées et obéies par tous, faute de quoi l’entité Sparte se serait désagrégée tant sur le plan politique, conceptuel, que sur le plan social, factuel. Sans institutions, il n’y a ni Sparte ni Athènes ni aucune autre cité grecque libre et souveraine.

Dans l’esprit grec, de toutes les manières, la pensée métaphysique et cosmologique d’une part, et la pensée éthique et politique d’autre part, ne sont pas des champs différents. L’ordre du Cosmos et celui de la Cité sont de même nature et fonctionnent de la même façon, en vue du même objectif, l’harmonie du Tout. Ce que l’on comprend ne fait que confirmer sa propre existence, ce qui existe est forcément compréhensible. La symbiose se doit d’être totale entre le Cosmos, ses lois, la Cité, ses institutions, l’être humain et sa capacité rationnelle, épistémique, politique et esthétique.

Cette tournure de l’esprit humain fut véhiculée en sous-main jusqu’à la Renaissance. En effet, en affirmant la synthèse entre le monde naturel et les mathématiques, entre le monde et les capacités humaines de connaissance, Galilée ne faisait que ressusciter une ambition aussi vieille que la civilisation grecque, celle de réunir l’objet connu et le sujet connaissant dans une union qui devait permettre un jour à la « nouvelle science » d’aboutir au savoir de l’univers, dans sa simplicité primordiale (l’idée qu’il puisse être complexe fut joyeusement négligée, à la Renaissance et bien au-delà!).

Cependant, en revisitant ainsi – fort brièvement – les spécificités de l’état d’esprit grec que ce soit dans sa version ancienne ou dans la conception scientifique moderne, on ne peut que constater le décalage – l’abîme de différence – qui existe entre cette pensée et celle qui provient de l’autre côté de la Méditerranée, la pensée monothéiste. Dans celle-ci, il n’y a aucun débat sur l’existant, aucune union/fusion entre l’univers et les hommes, aucune recherche de lois dans la nature ou de constructions institutionnelles dans les Cités.