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Histoire des idées rationnelles – Chapitre I

Introduction

L’histoire des idées rationnelles est longue, ardue, entachée d’irrationalités diverses. A quelques exceptions près, sur lesquelles on reviendra longuement, ce n’est pas l’histoire d’un progrès. Ce n’est pas non plus, comme l’ont pensé certains (et on y reviendra aussi), une histoire dotée d’une finalité rigoureuse.

La rationalité – en tant que méthode – a été inventée à une époque donnée de l’histoire humaine, par une soudaine prise de conscience dont on ne saura sans doute jamais la raison d’être; elle a été reçue et utilisée avec des fortunes diverses. Ni linéaire ni explosive, l’histoire de la rationalité est celle d’une multitude de branchements, de connexions, de progrès, certes, mais aussi de retours en arrière, d’utilisations inappropriées ou de mauvaise foi.

L’histoire de la rationalité est comparable à celle d’un tracé de routes sinueuses en pleine brousse : le tracé est certes complexe, mais il a l’immense mérite d’être défini, enserré entre ses propres limites. A contrario, ce qui l’entoure tient presque de l’indicible : absence de définitions, absence de règles, absence de distinction entre les choses, absence de discernement chez les intervenants.

C’est pour cela que, malgré la difficulté, il est de loin plus facile d’écrire l’histoire des idées rationnelles que de se confronter aux « autres », celles qui émanent de ce qu’on pourrait appeler globalement la pensée magique, fruit des vertigineuses et obscures possibilités de l’esprit humain lorsqu’aucune méthode précise et universelle ne le guide, ne serait-ce qu’en lui délimitant la voie dans laquelle il peut insérer son parcours créatif.

Cependant, en traçant ses propres cheminements, aussi sinueux qu’ils soient, l’histoire des idées rationnelles permet d’éclairer un peu le paysage avoisinant. Elle rend possible le fait de défricher, non sans peine, ses abords immédiats…tout ce qui, en s’opposant à la rationalité, pourra se définir lui-même comme appartenant à d’autres ordres.

Et quels ordres ? Doit-on parler d’irrationnel ou de non-rationnel? S’agit-il du champ affectif, de l’imaginaire, du mythe ? L’irrationnel émane-t-il du collectif ou de l’individu ? Est-il cognitif, affaire de construction mentale et de croyance, est-il psychologique, affaire de désir et de comportement ou bien social, jaillissant des interactions des hommes entre eux ?

Être et connaître: l’invention du faux

Au cours du premier millénaire avant Jésus-Christ, sur les bords Est de la Méditerranée, quelqu’un – individu ou collectif, on ne saura sans doute jamais qui ou comment – distingue pour la première fois dans l’histoire de l’humanité entre le « mot » et son « contenu ». Il découvre que la séparation entre signe et signification est possible. Il découvre par la même occasion que le discours (oral ou écrit) peut être non-signifiant, qu’il peut même être faux. Ce faisant, ce pionnier révolutionne les modes de pensée existants en séparant – pour la première fois dans l’histoire de l’humanité – entre être et connaître.

À ses débuts, ce phénomène est exprimé de manières diverses et parfois fort maladroites, mais – globalement – le message qui en émane est clair: tout ce qui est dit ou écrit ne correspond pas nécessairement à une vérité. Certains énoncés sont faux, d’autres indéterminés et d’autres, enfin, carrément impensables, absurdes. Aujourd’hui, cette prise de position semble émaner du sens commun. Il y a trois millénaires, elle impliquait un effort intellectuel immense, celui de considérer le discours – n’importe quel discours – comme un objet autonome, séparé de son énonciateur et séparable de son contenu, et d’évaluer ce dernier sans se laisser influencer par le contexte, le plus souvent religieux et donc sacré, dans lequel il est inscrit.

Que peut-il s’être passé pour que être et connaître – ontologie et épistémologie – se séparent ainsi enfin? Sans doute, un esprit critique s’est-il mis à souffler sur une partie de l’humanité, un esprit frondeur qui refusait de prendre pour argent comptant tout ce qui était dit, sans pour autant nier que, dans la pléthore des discours humains, il puisse y avoir des éléments solides sur lesquelles s’appuyer.

Cette découverte a dû être synonyme de ce qu’on appelle maintenant l’esprit critique. Les adeptes de cet esprit critique avaient sans doute au préalable perdu le rapport sacré à l’écriture, aux mythes, aux prières incantatoires de leurs ancêtres. Ils s’étaient probablement détachés de tout rapport sacré à ces mêmes ancêtres. En bref, la pensée sauvage, le lien holiste qui fusionne les individus au sein de leurs sociétés, le « pouvoir » magique des mots (se référer aux anthropologues du 19ème siècle), n’avaient plus aucun effet sur ces quelques mutants.

Que leur restait-il? La méfiance à l’égard de tout discours, devenu désormais potentiellement instrumentalisant. La quête ardue d’un savoir qui correspondrait autant que faire se peut à l’être, la recherche obstinée de bases solides sur lesquelles appuyer cette quête. La rationalité était née. Depuis ces temps incertains jusqu’à nos jours, elle est aux prises avec la même quête, les mêmes rechutes.

Les premières balises

Pour que le chemin difficile et tortueux de la rationalité puisse être tracé, il fallait que certaines balises soient installées. Il était donc nécessaire de délimiter quelques positions fondamentales, à partir desquelles on pouvait petit à petit tracer le sillon.

Dans la Grèce antique, deux « philosophes » proposent les notions de base. Anaximandre pose le problème épistémologique de la nécessité et de la contingence et découvre – sans trop s’en rendre compte lui-même! – ce qui sera appelé plus tard le principe de raison suffisante. Parménide pose le problème ontologique du Néant et découvre – là aussi sans trop s’en rendre compte – les règles de la logique qu’Aristote développera longtemps après.

Nous reviendrons longuement sur ces questions par la suite. Pour l’instant, je me contenterai de résumer les deux arguments-fondateurs.

1 – Nécessité/contingence/impossibilité

La Grèce antique a toujours été sensible à cette opposition, y compris dans ses épopées mythiques les plus populaires. Ananké, la Nécessité, est une déesse supérieure à laquelle les dieux – Zeus lui-même – sont soumis. Les origines de cette déesse sont floues: à ses débuts, elle devait être associée aux trois Moira, représentant la fatalité, celle d’un destin dont les dieux eux-mêmes ne peuvent se libérer.

Ananké désacralisée, n’en était pas moins importante. Seulement, désormais, il fallait justifier sa présence. Certes, on pouvait dire que telle chose se passait par nécessité, mais encore il devait être possible de dire pourquoi. Dès ces débuts, la rationalité ne pouvait tolérer l’arbitraire.

Dans les rares références à sa philosophie, on apprend que la question posée par Anaximandre est celle du positionnement de la Terre dans le Cosmos…et il postule qu’elle se trouve au centre du Monde car « elle n’a aucune raison d’être ailleurs ». L’argument qui peut nous paraître aujourd’hui spécieux – d’autant plus que la Terre n’est pas au centre de l’Univers – est cependant essentiel. D’une part, il indique une méthode (avant d’établir un fait comme vérité, il convient de voir si d’autres variantes sont possibles), d’autre part il montre que n’importe quelle affirmation mérite justification (la raison d’être doit toujours être mise en avant, aucune affirmation arbitraire ne doit être possible).

Anaximandre était probablement plus cosmologiste que métaphysicien ou logicien. Cependant, en appliquant sa méthode de raisonnement, il ouvre la voie vers à la fois des principes métaphysiques, des règles de logique et – par suite – vers les règles de la rationalité nouvelle.

Le génie d’Anaximandre fut de définir la nécessité par la négative: est nécessaire ce qui ne saurait être autrement. Cette règle est à inscrire en lettres indélébiles dans la mémoire de chaque personne qui souhaite comprendre le fonctionnement de la rationalité. Car nous verrons partout et toujours que seul le négatif vient fonder une connaissance positive lorsqu’elle est rationnelle: dit autrement, la recherche de l’absolu est toujours la négation du faux et non l’affirmation du vrai.

Il ne nous reste aucun texte de la main d’Anaximandre mais son raisonnement aurait pu être le suivant : je suis incapable de savoir pourquoi telle chose est telle qu’elle est, mais je peux parfois être certain de savoir pourquoi elle n’est pas…ce qu’elle n’est pas. Ceci signifie que, dans les limites du contexte et des connaissances disponibles, la nécessité d’une proposition passe par l’impossibilité – ou la contingence – de la contre-proposition. Ceci n’implique nullement que deux propositions contraires ne peuvent pas être toutes les deux contingentes, ni même qu’elles ne pourraient pas être toutes les deux fausses, en raison de la pauvreté des données disponibles au moment où l’hypothèse est exprimée. La proto-méthode rationnelle est une sorte d’heuristique, une « technique » de la pensée pour ne pas trop se perdre dans des chemins broussailleux.

La nécessité n’apparaît donc que par élimination des hypothèses concurrentes soit que celles-ci soient plus contingentes qu’elle, soit, encore mieux, que les autres alternatives paraissent comme impossibles. Dans l’exemple qui préoccupait Anaximandre le raisonnement aurait pu être le suivant: la Terre – dont on postule qu’elle est immobile – ne tient par aucun support car elle est sphérique. Elle flotte donc dans l’espace. Où se situe-t-elle dans celui-ci? Comme il n’y a aucune raison prévisible pour qu’elle soit plutôt à gauche ou plutôt à droite, qu’elle se positionne vers le haut ou vers le bas, il devient nécessaire qu’elle se retrouve au milieu; une telle place se justifie toute seule alors que n’importe quelle autre aurait besoin d’un apport supplémentaire de preuve. On retrouve ainsi ce qui fut appelé plus tard le principe d’économie, ou le rasoir d’Occam.

La nécessité est ainsi la première limite, la première balise posée au tout début du chemin. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Pourquoi le monde se manifesterait-il de telle façon et non de telle autre? Pourquoi suis-je amené à une connaissance donnée du monde et non à une autre? Ce genre de questions, on le voit, fonctionne comme un chasse-neige. A mesure que l’on avance, on écarte sur le bord de la route ce qui semble douteux, arbitraire, équivoque. Que reste-t-il sur la chaussée? Sans doute pas grand chose, mais ce « pas grand chose » devient extrêmement précieux. Il est la base, la substance sur laquelle il devient enfin possible de travailler.

2 – Existence/non-existence

Il est important de remarquer ici que le raisonnement d’Anaximandre ouvre la voie vers deux oppositions, la première entre nécessité et contingence, la seconde entre nécessité et impossibilité. Ces deux formes d’oppositions construisent ce qu’on pourrait appeler une rationalité dure (lorsque l’impossible est évoqué) et une rationalité plus souple (lorsque le champ des contingents ouvre le domaine du possible). Les mathématiques utilisent par principe la rationalité dure exprimée par les conditions dites nécessaires et suffisantes. Dans le cas de la centralité de la position de la Terre, Anaximandre aura considéré cette position comme nécessaire car les autres lui paraissaient contingentes (mais elles n’étaient pas logiquement impossibles).

Parménide reprend cette problématique presque précisément là où Anaximandre l’a laissée, mais cette fois il s’agit d’aller au fond des choses et de poser les limites non en termes de contingence mais bien en termes d’impossibilité. Pour fonder le savoir rationnel, il faut poser comme point de départ l’existence d’un objet. Comment définir cet objet? Uniquement par la nécessité de son existence. Cette dernière ne sera donc absolument nécessaire que si son contraire est impossible. Parménide dira ainsi: l’Être est car il est impossible qu’il ne soit pas. En d’autres termes: pour que l’Être soit absolument, il faut et il suffit que le non-Être soit impossible d’une manière aussi absolue. Et, pour lui, le non-Être est d’autant plus impossible qu’il est même impensable.

Parménide va plus loin dans la direction de la rationalité mathématique, car il est concerné non seulement par l’existence d’objets quels qu’ils soient, mais surtout par l’existence en tant que telle. Là aussi, le recours aux méthodes des mathématiques est clair: pour qu’un être soit, il faut et il suffit, que son existence soit postulée, comme point de départ de tout raisonnement qui s’ensuivra. Quel est l’objet dont l’existence doit être postulée comme point de départ de tous les points de départ? Il s’agit bien entendu de l’Être, entité a priori sans laquelle aucune connaissance n’est possible. (cf. texte de Parménide).

Cette affirmation – qui fonde à la fois la première ontologie (qu’est-ce qui existe?) et la première épistémologie (que puis-je savoir à propos de ce qui existe ?) – pose les postulats fondamentaux de la rationalité de la connaissance en en posant les limites. Il est impossible que l’Être ne soit pas, donc l’Être est. Comme il m’est impossible de savoir quoi que ce soit à propos de ce qui n’est pas, je dois donc tourner ma recherche de connaissance vers ce qui est.

La rationalité s’édifie ainsi – certes d’une manière un peu balbutiante – sur l’association entre deux concepts positifs (nécessité de l’existence) ou, à l’inverse, sur le rejet de deux concepts « négatifs »(impossibilité ontologique et épistémologique du non-Être). Avec quelles conséquences?