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Histoire des idées rationnelles – Chapitre IV

Le principe de raison suffisante

Le principe du tiers exclu continue d’alimenter les débats jusqu’à aujourd’hui. Souvent confondu avec le principe de non contradiction (dont il est en fait un complémentaire occasionnel, servant uniquement à imposer des limites aux théories et aux hypothèses), il a rarement été compris comme un simple outil de méthode et fut souvent accusé d’être à l’origine de la recherche d’une connaissance absolument vraie, décrivant une ontologie absolument réelle (crime dont il est innocent). Parfois, au nom d’une certaine éthique, il est même soupçonné de porter la responsabilité des méfaits des dogmatismes associés à la radicalisation de la distinction entre « vrai » et « faux », ou entre « bien » et « mal ».

Le principe de raison suffisante, lui, n’eut pas le même sort et son utilisation dans la réflexion scientifique reste toujours d’actualité. En philosophie cependant, Leibniz l’éloigna définitivement de sa signification de départ, celle qu’a voulu lui donner son créateur antique, le milésien Anaximandre. Or, le principe de raison suffisante est l’un des arguments les plus riches et les plus profonds en faveur de la rationalité, sous toutes ses formes. On peut le formuler au minimum de deux façons différentes se présentant comme suit :

1 – « Il y a une raison pour chaque événement ». Cette expression, très générale, ne fait que définir la loi de la causalité dans son sens le plus intuitif. On constate qu’il y a du changement. Ce changement appelle une justification. Reste ensuite à réfléchir à la nature de cette justification. Elle peut être mythique, philosophique ou scientifique, empirique ou théorique (un autre événement connu ou supposé). Tous les possibles sont ouverts, qu’on les utilise d’une manière singulière (une cause différente et instantanée pour chaque effet différent et instantané), sous la forme d’une loi (une même cause produit toujours le même effet), sous une forme arbitraire (les désirs des dieux ou le hasard passe-partout) ou rationnellement fondée (il existe un principe derrière chaque événement), d’une manière cohérente (« comme a ne peut produire que b« , et « si b est nécessairement produit par a, alors si a donc b, et si b donc a), ou même d’une manière contradictoire (« a peut produire b, ou le contraire de b« ).

La causalité considérée d’une manière si générale n’est ni spécifique à la science ni à la philosophie. Elle appartient au quotidien des humains et produit des savoir-faire aussi bien que des mythologies et des superstitions, des contes et des légendes. Elle est plus proche d’une caractéristique psychologique que d’une démarche intellectuelle. Cependant, elle a cette propriété essentielle d’être nécessaire à toutes les formes de discours, qu’ils soient délibérément imaginaires (pas de contes de fées sans causalité, même débridée) ou qu’ils soient rigoureusement attachés à représenter ce que l’on perçoit ou conçoit à un moment donné comme du réel.

2 – « Un événement ne se manifeste pas s’il n’y a aucune raison pour en justifier l’existence ». On pourrait penser que cette deuxième formulation n’est que l’inverse de la précédente. En fait, il n’en est rien. Car ici, s’exprime aussi la règle du tiers exclu. Elle pourrait se formuler comme suit : soit un événement se passe, soit il ne se passe pas (en d’autres termes, un événement ne peut pas avoir lieu et ne pas avoir lieu). S’il se passe – et seulement sous cette condition – il devient nécessaire d’en rechercher la raison. Donc, inversement, – et ceci est fondamental pour comprendre le raisonnement d’Anaximandre – s’il n’y a aucune raison apparente pour qu’un événement ait lieu dans le futur, on pourra négliger cette possibilité. Ainsi, Anaximandre peut dire : s’il n’y a aucune raison pour que la Terre soit en tel endroit ou tel autre, alors on dira qu’elle est au centre, symétrique de tous les lieux. Ainsi, l’hypothèse de l’emplacement au centre n’est pas liée à une observation ou un raisonnement de nature ontologique (qui dirait que le réel est bien tel qu’on le décrit), mais uniquement à une constatation de nature épistémologique (une constatation forcément provisoire puisque, dans les limites d’un savoir donné, l’hypothèse choisie est la plus simple).

Exprimé comme tel, le principe de raison suffisante se durcit donc en un principe de raison à la fois nécessaire et suffisante, malgré le fait que jamais il ne donne prétention à une vérité absolue. Le raisonnement peut du coup aller dans un sens – de l’événement à sa raison – ou dans l’autre – de la raison à l’événement – d’une manière totalement symétrique. Notons que ce raisonnement ne dit absolument pas ce qui est « vrai » ou ce qui est « faux ». Il dit uniquement ce qui est méthodologiquement « utile » face à ce qui serait une complication gratuite. Et c’est là tout l’intérêt de ce principe! Il vient rappeler qu’il faut toujours garder présent à l’esprit le fait que la pensée ne peut accéder qu’à une représentation du monde. Aucun philosophe grec n’était naïf au point de croire que sa représentation du monde est vraie dans le sens de « nécessairement en adéquation totale avec le réel ». Mais cela n’empêche nullement de produire des théories qui, elles, seront plus ou moins bien « trouvées », correspondront plus ou moins au réel tel qu’on l’identifie à un moment donné, etc.

L’un des problèmes les plus curieux que l’on rencontre dans l’éducation philosophique c’est que, dans l’écrasante majorité des cas, les deux formulations du principe de raison suffisante présentées ci-dessus ont été considérées comme équivalentes. En d’autres termes, et malgré l’évidence de la rigoureuse rationalité de la seconde formulation, elle a presque toujours accompagné la première comme une sorte de paraphrase. Comme si la nécessité logique (et non scientifique) inhérente à la seconde expression était passée inaperçue.

Voici par exemple la traduction de la définition donnée par l’Encyclopédie Britannica : « Anaximandre est le premier à faire usage d’un important principe philosophique, associé plus fréquemment avec le grand philosophe du 18ème siècle, G.W. Leibniz : le principe de raison suffisante. Le principe de raison suffisante dit qu’il n’y a pas d’effet sans cause, ou plutôt, que rien ne peut advenir sauf s’il y a une raison pour que cela advienne ».

L’auteur de l’article ne semble pas avoir remarqué la différence entre une simple constatation (il n’y a pas d’effet sans cause) et un principe absolument fondamental, dont le caractère essentiel se manifeste d’ailleurs par sa tournure négative. Encore une fois, ici comme partout, l’une des principales propriétés de la rationalité est de dire catégoriquement ce qui n’est pas et non ce qui est. Penser rationnellement c’est savoir que certaines choses sont impossibles, ou fausses, ou n’ont aucun lieu d’être. Penser rationnellement ne signifie nullement affirmer catégoriquement le « vrai ». Connaître le « vrai » ne fait pas partie du programme cognitif humain. En revanche, savoir avec certitude que l’on est dans l’erreur, voilà qui permet d’avancer. D’ailleurs, c’est l’insistance moderne sur la découverte du vrai qui a sérieusement endommagé la compréhension du principe de raison suffisante tel qu’il fut utilisé par Anaximandre : en effet, nous savons tous que la Terre n’est pas au centre du Cosmos. En utilisant son fameux principe, Anaximandre s’est donc bel et bien trompé de contenu ; mais il ne s’est nullement trompé de méthode.

Car, encore une fois, on évalue la méthode en fonction de ses résultats, et on dénigre le tout (méthode et résultats) sous prétexte que nous – au 21ème siècle! – nous savons mieux. Ceci n’aide aucunement à la remise en contexte de l’évolution des idées. A l’époque où il nous est dit qu’Anaximandre exprime son principe, c’est un exploit d’affirmer que « la Terre a une position centrale car il n’y a rien qui puisse justifier une position autre ». L’argument frappe à la fois par son austérité (aucune imagination débordante), par sa limpidité (si l’on tient compte des moyens d’observation que l’on possédait à Milet!) et par son pragmatisme.

Car ce principe va bien au-delà de la simple affirmation de la limitation de la raison par elle-même. Plus que son application stricte, au cours de l’histoire, ce sont ses conséquences qui sont apparues dans toute leur richesse et ce, malgré l’usage abusif qu’en fit Leibniz. En voici quelques unes.

Quelques conséquences

1 – Un principe d’harmonie : la plus « grecque » des conséquences du principe de raison suffisante est sans doute son insistance indirecte mais évidente sur l’harmonie du monde. Mais il s’agit ici d’une harmonie rationnelle, dénuée de tout mysticisme (à la manière des Pythagoriciens) ou même de tout esthétisme (sauf à trouver la rationalité elle-même esthétique, ne serait-ce qu’en raison de son ingéniosité). L’harmonie ici se fonde sur la négation de tout caractère arbitraire ou chaotique quelle que soit la complexité du Monde et la difficulté à le comprendre. Le principe de raison suffisante affirme – une fois pour toutes, en quelque sorte – que le Monde et sa connaissance doivent être cohérents. Le Cosmos (en tant qu’entité réelle) obéit à des raisons dénuées de l’arbitraire des dieux, qui aurait par exemple permis que la Terre soit dans n’importe quel endroit par simple caprice de Zeus. Et la connaissance du Cosmos (en tant que discours humain sur le Monde) obéit elle aussi à des lois restrictives interdisant tout dogmatisme. On ne peut pas, par exemple, affirmer de la manière suivante : « La Terre se situe à droite, parce que c’est ainsi! ». Pour qu’une hypothèse soit valable, il faut que des arguments viennent la légitimer. Et si ces arguments n’existent pas, alors le choix ira à ce qui ne nécessite pas de légitimation supplémentaire.

Mais attention! Ceci ne signifie nullement que l’on ne peut envisager une forme de connaissance au second degré, fondée sur des statistiques ou des probabilités. Il s’agit simplement de dire que, si je ne peux exprimer aucune hypothèse utile et raisonnablement fondée, alors ma quête de connaissance est, par définition, vaine. J’exprime donc l’hypothèse qui est la plus plausible pour le moment. L’essentiel n’est pas que la Terre soit ou ne soit pas au centre du Cosmos. L’essentiel est que cette seconde affirmation, dans l’état des connaissances cosmologiques du moment, ne se fonde sur aucun argument pouvant lui donner le statut d’une hypothèse légitime. De ce fait, l’hypothèse tombe d’elle-même, même si elle ne tombe que d’une manière provisoire. Comme on le voit, on est ici en recherche, non d’une connaissance vraie, mais d’un principe de méthode qui permet d’élaguer les connaissances fausses, ainsi que les hypothèses surajoutées ou inflationnistes.

2 – Un principe d’économie : C’est cette règle anti-inflationniste qui permet de dire que le principe de raison suffisante d’Anaximandre contient déjà en lui-même le principe médiéval (et fondamental) que l’on appelle « le rasoir d’Occam ». L’idée d’Occam – pluralitas non est ponenda sine necessitate – ce que l’on peut traduire par « la pluralité ne doit pas être envisagée sauf par nécessité » – est devenue l’un des piliers de la science moderne. Elle fut en réalité exprimée par quelques autres avant lui, mais elle devint célèbre grâce à son utilisation ultérieure sous le nom du « rasoir d’Occam ».

Le principe sous-jacent à cette règle est qu’il convient de limiter les explications (les objets, les hypothèses) par la nécessité. On rencontre ici aussi un principe de raison suffisante et nécessaire, un principe qui ne dit pas ce qui est vrai, mais qui élague ce qui est inutile, un principe de méthode. Curieusement, je n’ai pas trouvé de référence associant le rasoir d’Occam au principe d’Anaximandre alors que la ressemblance entre les deux me semble pourtant bien réelle.

Ce même principe a continué sa vie au 19ème siècle, en prenant dans la philosophie d’Ernst Mach, le nom de « principe d’économie ». En plein débat sur l’hypothèse de l’existence des atomes, Mach ne voyait pas de raison d’invoquer cette forme d’existence avant que des expérimentations ou des observations décisives viennent en montrer la nécessité. Mach n’éliminait pas totalement cette hypothèse mais, selon lui, le principe d’économie exigeait que l’on ne rajoutât pas des entités nouvelles à tout propos et surtout hors de propos.

Encore une autre formulation du même principe apparaît dans les écrits de Newton. Ce dernier propose qu’un « principe d’analogie » soit institué sur la connaissance de l’univers dans sa totalité, c’est-à-dire que l’on considère comme a priori établi que, par exemple, les propriétés du fer soient les mêmes sur Terre ou dans n’importe quelle autre région de l’univers. Il est exact que, ce faisant, Newton voulait aussi donner un coup fatal à la thèse aristotélicienne de la distinction radicale entre le monde supra-lunaire (univers éternel et parfait) et le monde infra-lunaire (monde de la génération et de la corruption). Mais, qui plus est, le principe d’analogie newtonien permet de ne pas se sentir tenu d’imaginer et de construire des hypothèses nouvelles juste parce qu’un objet est éloigné dans l’espace ou dans le temps.

Là aussi, on se retrouve face à un principe de méthode : à quoi servirait notre connaissance, par exemple, du fonctionnement de la lumière si celle-ci devait changer de propriétés dans des régions cosmiques éloignées? La seule hypothèse du changement entraînerait que toute connaissance provenant des astres lointains par l’information apportée par les ondes électromagnétiques en deviendrait impossible. Ceci ne signifie nullement que les propriétés de la lumière sont réellement inchangeables ou inchangées, cela signifie seulement que l’on fera l’économie de réfléchir à cette question jusqu’au jour où ce travail sera nécessaire.

Comme on le voit ici encore, la nécessité est un critère de limitation. Le principe de raison suffisante d’Anaximandre dit « cette hypothèse n’est pas nécessaire », le rasoir d’Occam et le principe d’économie de Mach ne font qu’étendre cette règle en affirmant qu’une hypothèse non nécessaire n’a pas lieu d’être…et c’est là aussi la raison de la généralisation de Newton.

3 – Un principe de choix: il s’agit là sans doute du plus important apport de la réflexion d’Anaximandre. Le principe de raison suffisante distingue une fois pour toutes et d’une manière radicale entre le réel extérieur à l’être humain et le regard et le discours que celui-ci pose (ou propose). Le problème de l’amalgame entre ce qu’est le monde et ce que sont nos connaissances est encore aujourd’hui d’une dramatique importance, en particulier lorsqu’on touche à des domaines dont la difficulté est telle qu’il devient essentiel de faire la distinction entre ce que l’on sait comme étant un fait (définitif) et ce que l’on croit savoir en théorie (y compris dans les théories les plus belles et les plus efficaces).

En exprimant clairement un principe de méthode qui permet de se positionner en tant que « sujet réfléchissant », en tant qu’auteur d’une théorie et non en tant que « créateur » du réel alentour, Anaximandre prend – pour la première fois dans l’histoire de l’humanité – le recul nécessaire à toute démarche rationnelle, celui de la réflexivité, c’est-à-dire la capacité de penser sa propre pensée à mesure qu’elle progresse.

Homo rationalis ne peut exister s’il ne possède pas cette capacité de se regarder fonctionner et de déterminer, d’évaluer, de critiquer l’état d’avancement de sa réflexion, qu’elle soit scientifique, philosophique, éthique ou politique. Il y a toujours deux êtres humains dans chaque personne qui réfléchit rationnellement, celui qui est préoccupé par l’objet de la réflexion (ontologie) et – à l’affût derrière lui – celui qui observe l’évolution de la pensée (épistémologie) et qui décide, en fin de compte, d’avancer dans une direction ou dans une autre.

En énonçant le principe de raison suffisante de la manière dont il est dit qu’il le fît, Anaximandre 1er pose la centralité de la Terre, puis s’interroge sur la possibilité d’autres alternatives. C’est alors qu’intervient Anaximandre II, plus épistémologue que cosmologiste, il pose le choix avant de le récuser pour les raisons que nous avons étudiées. Nous avons là un parfait (et un premier!) exemple de la seule utilisation possible de la raison, celle de la démarche réflexive, la capacité spécifique à la rationalité de s’observer fonctionner, une capacité qui interdit d’aller de l’avant sans avoir envisagé d’autres possibilités, évalué le chemin à parcourir, étudié ses conséquences éventuelles.

Ce n’est pas pour rien que la raison est austère, difficile et laborieuse. Et ce n’est pas non plus un hasard que les hypothèses vite émises et vite acceptées (une adhésion est toujours d’autant plus suspecte qu’elle est rapide) viennent compliquer la vie des chercheurs bien plus qu’elles ne la simplifient. La recherche ici ne signifie bien évidemment pas seulement la recherche scientifique. Toute démarche rationnelle est une recherche, une quête, une progression lente vers une connaissance idéale; un processus de débroussaillement persévérant et tenace. Et cette démarche ne peut avoir lieu sans la dichotomie réflexive au sein du sujet rationnel, sans cette réflexion en deux temps sur l’évolution des idées et les choix de chemins possibles.

Anaximandre a ainsi ouvert à la philosophie une voie royale. Il ne restait plus à ces successeurs grecs qu’à s’y engouffrer. …Et ils y allèrent avec enthousiasme!