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Rousseau, Constant et la volonté générale – 1ère partie

Introduction

Au cours des 17ème et 18ème siècles, un « glissement sémantique » parmi les plus dangereux que l’histoire des idées a produits eut lieu dans la pensée philosophique du champ politique : il s’agit de la transformation de la notion de « volonté », forcément personnelle, qui provient en ligne droite du monothéisme, en une notion duale, celle de la « volonté » individuelle et collective, cette dernière se trouvant chez Jean-Jacques Rousseau à l’origine de la curieuse idée de « volonté générale ».
Le Contrat Social ayant été pendant fort longtemps – étant encore, parfois – la « bible » de la pensée politique, il serait important d’essayer de voir ce que des concepts tels que celui de « volonté générale » peuvent contenir et quelles sont les dérives politiques ou juridiques qu’ils peuvent engendrer.
L’idée de volonté, désormais dénuée de son lien intrinsèque et originel avec la personne humaine individuelle, a continué sa transformation absurde au cours du 19ème siècle pour aboutir à l’idée d’une volonté se positionnant au sein même des forces de la nature, ou se définissant comme l’unique force naturelle existante, chez Schopenhauer ou chez Nietzsche. On aura l’occasion d’y revenir.
L’objet de cette étude est la série de paradoxes auxquels aboutit l’idée de volonté générale et, par suite, les terribles conséquences que peut produire parfois le déplacement d’un concept de son système originel, celui dans lequel il possède une place nécessaire, vers un système autre, dans lequel il est au mieux mal compris et au pire, à l’origine d’une foule de malentendus et, par suite, d’usages abusifs.
Ceci fut le cas de l’utilisation de la notion de volonté par Rousseau. Ce dernier n’eut pas que des admirateurs mais, dans la série de ses détracteurs, nul ne touche au paradoxe de l’idée de volonté, arbitrairement transposée du stade personnel (en lien avec la transcendance divine, qui plus est !) au stade social et collectif. Ce qui ne veut cependant pas dire que personne n’a remarqué que les belles phrases et les beaux raisonnements cachaient des paradoxes invivables. L’un, parmi les observateurs de la pensée de Jean-Jacques fut Benjamin Constant. Curieusement, il n’a pas l’air d’avoir remarqué que le concept de « volonté générale » est en soi une notion dénuée de sens. Mais il en vit les conséquences sur la suite du raisonnement de Rousseau, et ce d’autant plus clairement que la Révolution était passée par là et avait usé et abusé des idées de ce dernier.

Dans ce qui suit, les principales idées de Rousseau telles qu’elles sont exprimées dans le Livre I du Contrat Social, et les principales réponses de Constant…accompagnées de mes commentaires.

Jean-Jacques Rousseau

Du contrat social
GF-Flammarion – 1992

Livre I – Chapitre I – L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question.

1/ Commentaire

Cette phrase, connue par n’importe quel lycéen, est pourtant la première erreur de jugement commise par Rousseau et par l’écrasante majorité des penseurs politiques de son temps. Il suffit d’affirmer – ne serait-ce qu’en tant qu’exercice de pensée – que l’homme ne naît pas libre (du moins sur le plan individuel) pour immédiatement se retrouver dans l’obligation de s’interroger sur les forces (besoins, affects, pulsions, pressions sociales, etc.) qui peuvent peser sur lui, lui enlevant ainsi toute marge de manœuvre. L’idée que l’homme est régi par des forces physiologiques, psychologiques et sociales n’arriva à maturité qu’au 19ème siècle avec l’avènement des sciences humaines et sociales. La négation de la liberté individuelle et son affirmation devinrent ainsi les deux faces d’un même problème, celui de la nature purement matérielle ou, aussi métaphysique, de l’homme. Personne, à ma connaissance, n’envisagea que la liberté pût être uniquement un principe de valeur, quelque chose qui n’existe pas sui generis : l’homme ne naît pas libre, mais il peut le devenir. Il n’est pas « condamné à la liberté » comme dit Sartre, elle est une possibilité qui lui est offerte avec une telle cohorte de devoirs et de responsabilités qu’elle en devient pour certains une valeur quasi négative.

Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive, je dirais : Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d’en venir là je dois établir ce que je viens d’avancer.

2/ Commentaire

En l’espace de quelques phrases, Rousseau est passé de la liberté individuelle à la liberté collective, celle d’un peuple. Il est clair de la manière dont le texte exprime les idées que, pour lui, les deux formes de liberté sont équivalentes. Or, la liberté des peuples est une notion politique (un peuple libre dans une Cité libre pour les grecs, la libération du peuple en tant que sortie de l’esclavage collectif pour la Bible). La liberté individuelle est celle de la personne singulière. Elle apparait dans la Torah, chez Abraham par exemple, dans la mesure où le patriarche choisit d’abandonner sa tribu, son collectif originel, pour se rallier à un Dieu transcendant et unique.
Il faudra attendre Kant pour que la distinction – laïque – soit clairement affirmée entre la liberté individuelle et la liberté (vaut-il mieux dire autonomie ?) d’un peuple. Il faut dire, à la décharge de Rousseau, que personne au 18ème siècle n’envisageait que la liberté individuelle ne fût une qualité intrinsèque de l’être humain, y compris de celui qui vit en tribu dans les profondeurs de la jungle (pourvu qu’on voulût bien lui attribuer une âme !). Cependant, malgré cette ignorance de l’origine purement monothéiste de la notion de liberté individuelle (que l’on peut excuser à une époque où le discours de la théologie n’était plus le mieux entendu par les philosophes), il reste impardonnable de ne pas voir que « liberté individuelle » et « liberté d’un peuple » ne peuvent qu’être des notions relativement distantes l’une de l’autre, ne serait-ce qu’en raison de la distanciation que le champ politique met entre elles.

Livre I – Chapitre II – La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver.

3/ Commentaire

Cette très vieille idée de l’origine familiale du champ social se trouve déjà chez Aristote. Elle est l’expression par excellence de la démarche analytique (atomique) appliquée au champ social, puisque l’unité familiale peut être considérée comme le noyau indivisible à partir duquel une société se construit. Les anthropologues modernes eux-mêmes ne s’étonnent pas de l’existence de la cellule familiale, mais considèrent comme une véritable curiosité le passage de la famille au clan ; que les liens de sang (et d’affect) viennent justifier l’existence de la famille leur semblait naturel, mais que les familles choisissent ainsi de se réunir en clans leur a toujours paru un mystère.

Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout.

4/ Commentaire

Il est curieux que pas plus Rousseau que de nombreux autres penseurs des Lumières n’ont vu que le collectif – ou, en tout cas, un collectif – se maintient même lorsque les petits prennent leur envol, et que ceci s’applique aux oiseaux ou aux humains. Bien entendu, l’éthologie et la connaissance des espèces animales et de leurs comportements n’était pas encore née et l’analogie de l’ensemble de la création était opérée en fonction des modes de comportements non de l’espèce humaine mais – plus limité encore – de l’espèce humaine rationnelle, post-théologique et occidentale. J’ai parfaitement conscience d’exprimer ce fait sur un mode ironique mais je le fais avec insistance. Il est important que les adorateurs et les critiques de la pensée des Lumières réalisent à quel point elle est encore une pensée et une science balbutiantes, non seulement noyées dans l’immensité de ce que nous ne savons pas encore, mais – déjà – dans l’immensité de ce qu’on a appris depuis. Au temps de Rousseau, la connaissance des grandes civilisations anciennes commençait à peine, celle des cultures aujourd’hui dites « premières » restait au stade folklorique du « bon sauvage » et celle des plantes et animaux n’en était qu’à son ébauche.

Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père, le père exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis ce n’est plus naturellement, c’est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention. Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même, et, sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître.
La famille est donc si l’on veut le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend, et que dans l’État le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples (…).

5/ Commentaire

Si un premier saut a permis de passer de la liberté individuelle à la liberté collective sans trop regarder les différences, si, par la suite, nous passerons de la volonté individuelle à la volonté collective de la même manière, il est à remarquer ici que, de même, Rousseau fait avancer son raisonnement en passant de la famille à l’Etat en quelques mots. A son crédit, il admet quelques distinctions comme celle entre l’amour du père et le plaisir de commander.

Livre I – Chapitre III – Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe : Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit.

6/ Commentaire

Rousseau n’aurait-il donc jamais lu Thucydide et les auteurs grecs ? On pourrait le croire. Clairement, en tout cas, il est tellement enraciné dans l’éthique monothéiste qu’il n’envisage même pas la possibilité d’un droit du plus fort. Bien entendu, il a entièrement raison en qualifiant un tel droit d’hypocrisie, mais il ne peut le qualifier comme tel que s’il use de la notion de droit en termes éthiques, issus encore une fois du monothéisme. Les anciens grecs ne connaissant pas la primauté de l’éthique, voyaient d’un œil parfaitement serein l’idée que le plus fort puisse avoir des droits supérieurs, ne serait-ce que par la raison de la nature, raison que nul ne pouvait transcender de leur point de vue. Le droit est pour eux légitimé par la nécessité.

Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. …Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

7/ Commentaire

Question : qu’est-ce qu’une puissance légitime ? Réponse : celle à laquelle on ne peut faire opposition. Les grecs pensaient que tel est bien le cas, puisque la force de la loi – celle qui rend les choses légitimes – ne vient qu’en subalterne de la force tout court – celle qui permet aux uns d’être naturellement des maîtres et aux autres d’être naturellement – et sans aucun racisme idéologique ! – des esclaves. Si cette définition est la bonne, alors c’est bien la force brute qui permet sa propre légitimation. Si cette définition est mauvaise (et Rousseau a bien l’air de le penser), alors il faut qu’il y ait une puissance supérieure à celle de la force brute pour légitimer autre chose qu’elle. D’où Rousseau a t’il l’idée qu’il puisse exister des puissances « légitimes » autres que celles de la force physique ? Et qui viendrait légitimer ces puissances ? Aucune réponse à cette question qui, à l’évidence, se pose alors qu’on est encore au tout début du raisonnement de Jean-Jacques. Les difficultés et les paradoxes font ici leur apparition. La légitimation de la puissance s’accomplissant par la puissance, comment rendre légitime une puissance qui n’est ni puissante ni donc a fortiori légitime ? Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Si Rousseau s’engage dans ce questionnement, c’est qu’il sait qu’il a la réponse.

Livre I – Chapitre IV – (…) Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour qui renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé en rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et que cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ? Grotius et les autres tirent de la guerre une autre origine du prétendu droit d’esclavage.

8/ Commentaire

Ce genre de théorie existe en effet, qu’il s’agisse de justifier l’esclavage ou, plus simplement, de lui donner une explication « naturelle ». Plus généralement, toute l’idée d’un « droit » de la guerre émane d’une idéologie gréco-latine selon laquelle la vie est un éternel combat dans lequel il vaut mieux être parmi les conquérants – avec la gloire, les richesses et les honneurs que ce statut apporte – que parmi les conquis. Cette logique, foncièrement tribale – et donc archaïque – ne fut pratiquement jamais critiquée dans la littérature grecque ou latine autrement que par les penseurs qui y voyaient la meilleure des raisons pour s’éloigner du contact avec autrui afin de vivre une vie de plaisir pour les uns ou de contemplation pour les autres.

Le vainqueur ayant, selon eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté ; convention d’autant plus légitime qu’elle tourne au profit de tous deux.
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne résulte en aucune manière de l’état de guerre. Par cela seul que les hommes vivant dans leur primitive indépendance n’ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis.

9/ Commentaire

Où l’on voit apparaître la thèse du « bon sauvage ». Celle-ci n’est pas une pure invention de Jean-Jacques, elle faisait partie de « l’esprit ambiant » de l’époque, romantique avant l’heure, qui ne voyait que les perversions de la civilisation et aspirait – sans grand militantisme – au retour à la vie dans la Nature.

C’est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre, et l’état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d’homme à homme ne peut exister, ni dans l’état de nature où il n’y a point de propriété constante, ni dans l’état social où tout est sous l’autorité des lois.

10/ Commentaire

Où l’on voit apparaître – deuxième grande thèse – l’idée que c’est la propriété (le rapport aux choses) qui a fini par pervertir le « bon sauvage ». Idée doublement fausse. Rien ne dit que le « sauvage » est meilleur qu’un autre et, de plus, il est fort probable que la propriété, telle qu’on la concevait à l’époque de Rousseau, n’existait pas avant la Renaissance et le début de la propriété individuelle. Mais, déjà au 18ème siècle, la notion de propriété individuelle commençait à être instrumentalisée pour justifier l’ordre bourgeois (prenant le dessus sur les possessions, caractéristiques de l’ordre féodal).

Les combats particuliers, les duels, les rencontres sont des actes qui ne constituent point un état ; et à l’égard des guerres privées, autorisées par les établissements de Louis IX roi de France et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, système absurde s’il en fut jamais, contraire aux principes du droit naturel, et à toute bonne politique.

11/ Commentaire

Système absurde, certes, mais uniquement si l’on considère que les principes du droit naturel et « toute bonne politie » sont prioritaires, ce qui est fort discutable. On voit ici au mieux l’inversion logique opérée par le rationalisme des Lumières et ses quelques prédécesseurs : les entités non naturelles que le monothéisme avait voulu instituer malgré et contre les tendances naturelles des sociétés humaines, sont devenues – après que le monothéisme fut lui-même rejeté – des caractéristiques prétendument naturelles contre lesquelles se seraient construites les barbaries anciennes ou modernes.

La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.

Livre I – Chapitre VI – Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.

12/ Commentaire

Ce paragraphe est particulièrement exemplaire du mode de raisonnement – en philosophie politique comme en toute autre chose – spécifique de la période du 17ème et 18ème siècles. Clairement, la « supposition » de Jean-Jacques Rousseau que l’être humain vivait à l’état sauvage dans des conditions où les cumuls d’objets (ou de propriété) ont fini par peser, requérant un changement d’état, est considérée comme un postulat de base, celui de l’Etat de Nature. Cette idée de l’Etat de Nature est cruciale pour comprendre la philosophie politique des Lumières. En effet, si l’on suppose un état de nature insupportable, dans lequel l’homme est un loup pour l’homme, alors il devient compréhensible que l’on choisisse d’aliéner la quasi-totalité de la liberté qu’autorise l’état de nature, afin que la sécurité des individus et des propriétés soit assurée. Si, en revanche, l’état de nature est un état qui reste supportable, malgré quelques inconvénients, alors le contrat social devient nécessairement moins aliénant, puisqu’il servirait à améliorer le confort des citoyens et non à garantir leur survie. On peut donc avoir les variantes suivantes :
– état de nature insupportable, contrat social destiné à protéger les vies (Hobbes)
– état de nature supportable mais propriété « pervertissante », contrat social à valeur libératrice (Rousseau, suivi par les penseurs du socialisme, dont Marx)
– état de nature supportable, propriété « libérante », contrat social de confort (Locke, suivi par l’ensemble des philosophes libéraux)

Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

13/ Commentaire

A la différence de Marx, Rousseau qui voit pourtant en la propriété la raison principale des conflits entre les hommes, exige que le contrat social vienne défendre les individus et les biens. Ce faisant, prêchant à la fois pour l’aliénation des libertés et le maintien de ce qui est à l’origine de tous les maux, il pose un contrat social en forme de paradoxe. C’est en cela que Proudhon, puis Marx, donnent une réponse certes plus radicale mais qui est plus conforme à la logique du raisonnement. En effet, si la propriété pervertit (la propriété c’est le vol ! est le mot célèbre de Proudhon) alors pourquoi maintenir la propriété ?

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.

14/ Commentaire

Mesurer la radicalité de ce propos. Il est curieux de constater qu’au lieu de la solution marxiste – certes, elle aussi, radicale, mais qui reste cependant logique – de l’élimination de la propriété, Rousseau préfère construire un contrat social qui élimine la liberté individuelle (en l’aliénant totalement au corps social), plutôt que de priver l’être humain de ce droit pervertissant qu’est la propriété selon lui.

Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. (…) Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

15/ Commentaire

Ce paragraphe permet de comprendre ce qui pouvait paraître curieux dans le paragraphe précédent. En effet, Rousseau est convaincu que la cession de chacun de tous ses droits au profit de chaque autre « annule » en quelque sorte l’effet de ces aliénations réciproques exactement comme des forces égales et opposées s’annuleraient entre elles. Avec néanmoins en fin de parcours non pas un état d’immobilité analogue à celui de la résultante des forces, mais plutôt une apparition magique, celle de la fameuse volonté générale, telle qu’elle sera définie dans le paragraphe suivant.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

16/ Commentaire

Ce paragraphe s’appuie sur deux idées essentielles, toutes les deux tirées du christianisme (plus généralement, du monothéisme, bien entendu) et malmenées au point d’en devenir elles-mêmes dangereuses.
La première est celle de l’existence de la volonté, qui pour le monothéisme est uniquement personnelle (à l’image de la volonté de Dieu), irréductible, indivisible et surtout non cumulable. La somme des volontés ne fait pas une Volonté supérieure. Bien au contraire, il arrive le plus souvent que la somme des volontés individuelles, si elle n’est pas guidée par des principes éthiques, se transforme en l’une ou l’autre des propriétés irrationnelles de n’importe quel ensemble de collectifs : compétition, surenchère, rivalité, etc.
La seconde est l’analogie avec le corps humain. On se rappelle que Saint Paul fait une comparaison entre l’Église et le corps du Christ, et rappelle aux fidèles qu’ils font partie de ce Corps céleste (Ephésiens, ch.5). Dans Le Léviathan, et en dehors de toute référence chrétienne, Hobbes, compare sur de longues pages, le corps social avec le corps physiologique, poussant l’analogie à en énumérer point par point les différents éléments. Cette idée que le corps social est comparable au corps physiologique et que nous faisons partie de quelque chose de plus grand que nous et qui nous dépasse est l’un des vieux mythes de l’humanité (appartenance à la tribu, à la terre, au cosmos, etc.) et elle se retrouve chez les philosophes du rationalisme qui, n’en connaissant pas les origines, n’en voient pas les conséquences. Bien évidemment, en utilisant cette analogie, ce que Saint Paul tentait de faire est de « libérer » les fidèles des appartenances terrestres pour – quitte à ce qu’il y ait appartenance – les amener vers une appartenance transcendante. Mais tel n’est le cas ni de Hobbes ni de Rousseau. En inventant le corps social dont nous ferions tous partie, ils nous ramènent sans le savoir dans le piège de l’appartenance immanente, celle que fait fonctionner à merveille la logique tribale depuis la nuit des temps.

A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de Cité et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans tout leur précision.

17/ Commentaire

Noter ici le caractère équivoque – et source de toutes les confusions possibles – de la distinction entre souverain, citoyen et sujet. On y reviendra dans les commentaires sur le texte de Benjamin Constant.

Livre I – Chapitre VII – On voit par cette formule que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ; savoir, comme membre de l’État envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie.
Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même, et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce contrat ; car à l’étranger, il devient un être simple, un individu.

18/ Commentaire

Emporté par son enthousiasme, Rousseau ne voit plus le corps social que comme une personne réelle, libre, morale et rationnelle. A tel point que l’État devient un individu, lorsqu’il est perçu de l’étranger, ce qui ne fait que pousser encore un peu plus loin l’aliénation des individus réels au profit de l’entité à laquelle ils s’aliènent.

Mais le corps politique ou le souverain ne tirant son être que de la sainteté du contrat ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même ou de se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe serait s’anéantir, et ce qui n’est rien ne produit rien.

19/ Commentaire

Cette capacité d’aliéner une partie de soi, considérée comme une impossibilité logique par Rousseau est précisément l’exemple le plus frappant qu’utilisera Constant pour démonter l’argument de Jean-Jacques. En effet, la Révolution est passée par là. Constant a eu le temps d’observer le comportement humain, collectif et individuel, en temps de conflit, de Terreur et de guerre civile. On verra que pour lui la possibilité de s’aliéner une partie de soi-même n’est plus d’une impossibilité logique, chose que la psychologie sociale viendra amplement montrer par la suite.

Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps ; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement, et les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent.
Or le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit être.

20/ Commentaire

On pourrait qualifier cette dernière phrase d’argument ontologique. La nécessité du souverain est une nécessité d’existence et non seulement de raisonnement. En dehors du fait que telle nécessité ne peut exister (Kant réfutera ainsi l’argument ontologique pour l’existence de Dieu), il est bien évident qu’il devient spécieux de définir ce que l’on souhaite en le justifiant du fait qu’il serait absolument nécessaire.

Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.
En effet, chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est pas onéreux pour lui, en regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.

21/ Commentaire

Récapitulons. Si la liberté individuelle est intrinsèquement liée à la volonté individuelle et si la volonté générale existe, alors la liberté individuelle ne peut qu’être intrinsèquement liée à la liberté collective. En d’autres termes, c’est bien en aliénant sa liberté individuelle à la volonté collective que l’être humain peut se considérer comme réellement libre. Conclusion : celui qui refuse d’obéir à la volonté générale sera en train de montrer qu’il n’est pas libre. La liberté est dans l’aliénation et réciproquement. Je ne fais que paraphraser ici le raisonnement de Rousseau afin de montrer en quoi les paradoxes auxquels il aboutit peuvent devenir non-signifiants malgré l’esthétisme dont ils se parent. Et pour cause ! Si le concept de liberté individuelle est différent de celui de liberté collective, si la volonté est une notion uniquement individuelle, ce n’était pas sans raison. Ce sont des notions incompatibles entre elles, émanant de rationalités strictes et exigeantes. Il s’agit de concepts prégnants et efficaces, qu’il est difficile – et dangereux – de manipuler à la légère.

Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.
En effet, chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est pas onéreux pour lui, en regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.