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Rousseau, Constant et la volonté générale – 2nde partie

Réponse de Benjamin Constant

Benjamin Constant

Les principes de politique, vol. 1
Éditépar Étienne Hofmann – Droz – Genève – 1980 – p. 33

Chapitre IV – Raisonnements de Rousseau en faveur de l’étendue sans limites de l’autorité sociale – Rousseau définit le contrat social comme l’aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si absolu de toutes les parties de notre existence au profit d’un être abstrait, il nous dit que le souverain, c’est-à-dire le corps social, ne peut nuire ni à l’ensemble de ses membres, ni à chacun d’entre eux en particulier; que chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous et que nul n’a intérêt de la rendre onéreuse à personne; que chacun acquiert sur tous les associés les mêmes droits qu’il leur cède, et gagne l’équivalent de tout ce qu’il perd avec plus de force pour conserver ce qu’il a. Mais il oublie que tous ces attributs préservateurs qu’il confère à l’être abstrait qu’il nomme le souverain, résultent de ce que cet être se compose de tous les individus sans exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu’il possède, c’est-à-dire aussitôt qu’il faut procéder à l’organisation de l’autorité sociale, comme le souverain ne peut l’exercer par lui-même, il la délègue et tous ses attributs disparaissent. L’action qui se fait au nom de tous étant nécessairement, de gré ou de force, à la disposition d’un seul ou de quelques uns, il arrive qu’en se donnant à tous, il n’est point vrai qu’on ne se donne à personne. On se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. De là suit qu’en se donnant tout entier, l’on n’entre pas dans une condition égale pour tous puisque quelques-uns profitent exclusivement du sacrifice du reste. Il n’est pas moins vrai que nul n’ait intérêt de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu’il existe des associés qui sont hors de la condition commune. Il n’est pas vrai que tous les associés acquièrent les mêmes droits qu’ils cèdent : ils ne gagnent pas tous l’équivalent de ce qu’ils perdent et le résultat de ce qu’ils sacrifient est ou peut être l’établissement d’une force qui leur enlève ce qu’ils ont.

1/ Commentaire

L’esprit pragmatique de Constant s’affiche ici au mieux de sa forme. En effet, le système de Rousseau est un construit théorique. Il reste cependant à voir ce qui pourrait se passer lorsqu’il s’applique dans la réalité. Et c’est là où l’on rencontre l’immense clivage qui existe entre la pensée (la théorie) politique et la réalité sur le terrain. Dans Les deux Occidents j’ai essayé d’insister sur le fait que les « inventeurs » grecs de la vie politique des cités anciennes étaient tous des chefs de clans, des personnalités sociales et militaires, tous impliqués dans la vie au quotidien, des hommes d’action et non des hommes de théorie. La pensée politique des Lumières, dans son écrasante majorité, est une pensée de théoriciens, souvent fort éloignés du réel social, et fascinés par le pouvoir des concepts philosophiques. Le système de Hobbes s’est vite révélé impraticable, celui de Marx eut les résultats désastreux que l’on connaît. Le système de Rousseau est ici critiqué précisément sur la base de sa dangerosité, non en tant que pur jeu de la pensée, mais bien parce que certains furent tentés de l’appliquer au cours des années révolutionnaires.

Comment ces considérations évidentes n’ont’ elles pas convaincu Rousseau de l’erreur et des dangers de sa théorie ? C’est qu’il s’est laissé tromper par une distinction trop subtile. Un double écueil est à redouter dans l’examen de questions importantes. Les hommes s’égarent, tantôt parce qu’ils méconnaissent les distinctions qui existent entre deux idées, tantôt parce qu’ils établissent sur une idée simple des distinctions qui n’existent pas.

Chapitre V – Que l’erreur de Rousseau vient de ce qu’il a voulu distinguer les droits de la société de ceux du gouvernement – Rousseau a distingué les droits de la société des droits du gouvernement. Cette distinction n’est admissible que lorsqu’on prend le mot de gouvernement dans une acception très resserrée. Mais Rousseau le prenait dans son acception la plus étendue, comme la réunion, non seulement de tous les pouvoirs constitués, mais de toutes les manières constitutionnelles qu’ont les individus de concourir, en exprimant leurs volontés particulières, à la formation de la volonté générale. D’après ses principes, tout citoyen qui, en Angleterre, nomme ses députés, tout Français qui, sous la République, votait dans une assemblée primaire, doit être censé participer au gouvernement. Le mot de gouvernement pris dans ce sens, toute distinction entre ses droits et ceux de la société se trouve absolument illusoire et peut devenir, dans la pratique, d’un incalculable danger. La société ne peut exercer par elle-même les droits qu’elle reçoit de ses membres. En conséquence, elle les délègue. Elle institue ce que nous appelons un gouvernement. Dès lors toute distinction entre les droits de la société et ceux du gouvernement est une abstraction chimérique. Car, d’un côté, la société eût’ elle légitimement une autorité plus étendue que celle qu’elle délègue, la partie qu’elle ne délègue pas ne pouvant être exercée, serait comme non existante. Un droit qu’on ne peut ni exercer par soi-même, ni déléguer à d’autres, est un droit qui n’existe pas ; et de l’autre part, il y aurait à reconnaître de pareils droits, l’inconvénient inévitable que les dépositaires de la partie déléguée parviendraient infailliblement à se faire déléguer le reste.

Un exemple éclaircira mon idée… je suppose que l’on reconnaisse à la société, comme on l’a fait souvent, le droit d’expulsion contre une partie d’elle-même en minorité qui lui fait ombrage. Nul ne concède ce droit terrible au gouvernement, mais quand le gouvernement veut s’en saisir, que fait-il ? Il attribue à la minorité malheureuse, proscrite à la fois et redoutée, tous les obstacles, tous les dangers. Il fait ensuite un appel à la nation. Ce n’est pas comme sa prérogative qu’il demande à sévir sur de simples soupçons contre des individus exempts de crime. Mais il rappelle le droit imprescriptible de l’association entière, de la majorité toute-puissante, de la nation souveraine dont le salut est la suprême loi. Le gouvernement ne peut rien, dit-il, mais la nation peut tout ; et bientôt la nation parle, c’est-à-dire que quelques hommes ou dépendants, ou furieux, ou soudoyés, ou poursuivis de remords, ou dominés de craintes se font ses organes en lui imposant silence, proclamant sa toute-puissance en la menaçant ; et de la sorte, par un détour facile et rapide, le gouvernement s’empare du pouvoir réel et terrible que l’on n’aurait regardé d’abord que comme le droit abstrait de la société tout entière.

2/ Commentaire

Mauvaise foi ou manque d’attention ? Constant utilise ici précisément l’exemple que Rousseau avait cité pour en réfuter la possibilité. Pour Rousseau, l’expulsion hors du corps social d’une partie de ce corps est une impossibilité logique. On comprend aisément pourquoi puisque, pour lui, ce corps social – pour en être réellement un – se doit d’être totalement indivisible, car tous les citoyens sans exception auront choisi d’aliéner leurs libertés à son profit. En fait, ce que Rousseau souhaitait ici réaliser, c’est justement cette forme de cohésion que j’appelle la tribu, une organisation compacte dans laquelle tous et chacun se considèrent comme faisant prioritairement partie du tout. Mais la tribu n’est pas une construction rationnelle, elle est seulement – banalement ! – une construction naturelle. A partir du moment où l’être humain utilise sa raison pour construire son État, il ne lui reste plus qu’à tenter de coordonner les actions d’une pluralité d’individus (et c’est là où la démocratie apparaît comme le système le plus efficace). Or, les individus n’aliènent jamais tous leurs droits (belle utopie !). Si par contre le corps social se divise contre lui-même, cela signifiera automatiquement qu’il s’agissait d’un faux corps social. Une guerre civile ne signifie qu’une seule chose : l’unité politique des deux ou plusieurs factions qui se confrontent ne s’est jamais faite, n’a jamais eu lieu !

Il y a bien un droit qu’abstraitement parlant la société possède et qu’elle ne délègue pas au gouvernement, c’est celui de changer l’organisation de ce gouvernement même. Déléguer ce droit serait un cercle vicieux, puisque le gouvernement pourrait s’en servir pour se transformer en une autorité tyrannique. Mais cette exception même confirme la règle. Si la société ne délègue pas ce droit, elle ne l’exerce pas non plus. Autant le déléguer serait absurde, autant l’exercer est impossible et le proclamer dangereux.
Le peuple, observe Rousseau, est souverain sous un rapport et sujet sous un autre ; mais dans la pratique ces deux rapports se confondent. Il est facile aux hommes puissants d’opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’ils lui dictent. Il ne faut pour cela que frapper individuellement de terreur les membres de l’association et rendre ensuite un hypocrite hommage à l’association en masse.

3/ Commentaire

On voit ici à quel point les années révolutionnaires ont eu un impact sur la pensée de Constant. Impossible désormais de penser que le peuple – en tant que collectif – fera toujours des choix uniquement dictés par la raison. Impossible d’imaginer que le gouvernant ne cherchera pas à devenir tyrannique, à user de sa puissance pour transformer le peuple soi-disant rationnel en une foule manipulable par tous les moyens affectifs possibles.

L’on ne peut donc reconnaître à la société que des droits qui puissent être exercés par le gouvernement sans devenir dangereux. La souveraineté étant une chose abstraite et la chose réelle, l’exercice de la souveraineté, c’est-à-dire le gouvernement, étant nécessairement remis à des êtres d’une autre nature que le souverain, puisqu’ils ne sont pas des êtres abstraits, il faut prendre des précautions contre le pouvoir souverain, à cause de la nature de ceux qui l’exercent, comme l’on en prendrait contre une arme trop puissante qui pourrait tomber en des mains peu sûres.

Chapitre VI – Conséquences du système de Rousseau – Lorsque vous avez posé pour principe que les droits de la société deviennent toujours en définitif les droits du gouvernement, vous voyez tout de suite combien il est nécessaire que l’autorité sociale soit limitée. Si elle ne l’est pas, l’existence individuelle se trouve, d’un côté, soumise sans réserve à la volonté générale ; la volonté générale se trouve de l’autre représentée sans appel par la volonté des gouvernants

4/ Commentaire

Quitte à critiquer les modalités de fonctionnement de la volonté générale, comment Constant a t’il fait – malgré la finesse de son intelligence – pour ne pas voir que c’est le principe même de la volonté générale qui pose problème ? Ou bien le discours révolutionnaire, inspiré de Rousseau, avait déjà eu un effet soporifique sur ses capacités critiques ?

Ces représentants de la volonté générale ont des pouvoirs d’autant plus redoutables qu’ils ne se disent qu’instruments dociles de cette volonté prétendue et qu’ils ont en main les moyens de force ou de séduction nécessaires pour en assurer la manifestation dans le sens qui leur convient. Ce qu’aucun tyran n’oserait faire en son propre nom, ceux-ci le légitiment par l’étendue sans bornes de l’autorité sociale. L’agrandissement d’attributions dont ils ont besoin, ils le demandent au propriétaire de l’autorité sociale, au peuple dont la toute-puissance n’est là que pour justifier leurs empiètements. Les lois les plus injustes, les institutions les plus oppressives sont obligatoires, comme l’expression de la volonté générale. Car les individus, dit Rousseau, aliénés tout entiers au profit du corps social, ne peuvent avoir d’autre volonté que cette volonté générale. En obéissant à cette volonté, ils n’obéissent qu’à eux-mêmes et sont d’autant plus libres qu’ils obéissent plus implicitement.
Telles, nous voyons apparaître à toutes les époques de l’histoire les conséquences de ce système. Mais elles se sont développées surtout dans leur effrayante latitude au milieu de notre Révolution.

5/ Commentaire

Le point de vue de Constant est clair. Il ne construit pas un système, ne se limite pas à la belle réflexion théorique. La révolution est passée dans sa vie et les principes tous seuls ne sont plus convaincants.

Elles ont fait à des principes sacrés des blessures, peut-être incurables. Plus le gouvernement que l’on voulait donner à la France était populaire, plus ces blessures étaient profondes. Lorsqu’on ne reconnaît point de bornes à l’autorité sociale, les chefs du peuple, dans un gouvernement populaire, ne sont point des défenseurs de la liberté, mais des candidats de tyrannie, aspirant non pas à briser, mais à conquérir la puissance illimitée qui pèse sur les citoyens. Sous une constitution représentative, une nation n’est libre que quand ses députés ont un frein. Il serait facile de démontrer, par des citations sans nombre, que les sophismes les plus grossiers des plus fougueux des apôtres de la Terreur, dans les circonstances les plus révoltantes, n’étaient que des conséquences parfaitement justes des principes de Rousseau. Le peuple qui peut tout est aussi dangereux, plus dangereux qu’un tyran.

6/ Commentaire

Dans cette dernière phrase, Constant s’approche de l’idée que le collectif est difficilement rationnel….mais il ne fait que la frôler.

Le petit nombre des gouvernants ne constitue pas la tyrannie ; leur grand nombre ne garantit pas la liberté. Le degré seul de pouvoir social, en quelques mains qu’on le dépose, fait une constitution libre ou un gouvernement oppressif ; et lorsque la tyrannie est constituée, elle est d’autant plus affreuse que les tyrans sont plus nombreux.
Sans doute, l’extension exagérée de l’autorité sociale n’a pas toujours des résultats funestes. La nature des choses, la disposition des esprits en diminuent quelquefois les excès ; mais ce système est néanmoins accompagné toujours de graves inconvénients. Cette doctrine crée et jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand pour lui-même et qui est un mal en quelques mains que vous le placiez. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l’aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort. C’est le degré de force et non les dépositaires de cette force qu’il faut accuser. C’est contre l’arme et non contre le bras qu’il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.

7/ Commentaire

Voilà une belle et profonde idée ! En ceci, Constant rejoint uniquement Platon, mais sans le paganisme trop impersonnel de la pensée platonicienne. En effet, l’on a tellement sacralisé le pouvoir et tenté par la suite de contrôler ses utilisateurs, que l’on oublie que le problème est celui du pouvoir en soi. Il est bien entendu que c’est « la force qu’il faut accuser », mais on ne comprend pas vraiment

  • Premièrement, comment une telle révolution peut se passer,
  • Secondement, comment interpréter ce transfert de logique autrement que par un passage du champ politique (celui de la gestion du pouvoir considéré comme un acquis) au champ de l’éthique qui, par définition, dénoncera le mal de l’action elle-même et non le mal inhérent à une personne.

Remarquez les efforts infructueux des différents peuples pour remédier aux maux du pouvoir illimité dont la société leur semble investie. Ils ne savent à qui le confier. Les Carthaginois créent successivement les Suffètes pour mettre des bornes à l’aristocratie du Sénat, le Tribunal des Cent pour réprimer les Suffètes, le Tribunal des Cinq pour contenir les Cent. Ils voulaient, dit Condillac, imposer un frein à une autorité, et ils en établissaient une contre qui avait également besoin d’être limitée, laissant ainsi subsister l’abus auquel ils croyaient porter remède.

8/ Commentaire

Constant s’approche encore une fois ici de l’intuition que le collectif se perpétue lui-même et ce, malgré la rationalisation voulue par les constructeurs grecs des anciennes cités, en fondant ces dernières sur des institutions abstraites. Car, celles-ci aussi, à partir du moment où elles sont occupées par des collectifs humains, peuvent fonctionner dans leur propre intérêt au dépens du bien public. Quelle puissance serait capable d’empêcher la domination d’une autre sans être elle-même tentée de dominer à son tour ? Constant, pessimiste, semble avoir bien compris que cela est quasi impossible.

L’erreur de Rousseau et des écrivains les plus amis de la liberté, lorsqu’ils accordent à la société un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense qui faisait beaucoup de mal. Mais leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire ils n’ont songé qu’à le déplacer. C’était un fléau ; ils l’ont considéré comme une conquête, ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d’elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes ; il a fait tout autant de mal qu’auparavant et les exemples, les objections, les arguments et les faits se sont multipliés contre toutes les institutions politiques.
[…]
Chapitre IX – De l’inconséquence qu’on a reprochée à Rousseau – Faute d’avoir senti que l’autorité sociale devait être limitée, Rousseau s’est trouvé dans un embarras auquel il n’a pu se dérober qu’en défaisant d’une main ce que de l’autre il avait construit. Il a déclaré que la souveraineté ne pourrait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée, c’était déclarer en termes moins clairs qu’elle ne pouvait être exercée. C’était anéantir de fait le principe qu’il venait de proclamer. Ceux qui ont voulu expliquer son système l’ont accusé d’inconséquence. Il avait au contraire raisonné très conséquemment. Frappé de terreur à l’aspect de l’immensité du pouvoir social qu’il venait de créer, il n’avait su dans quelles mains déposer un pouvoir si monstrueux et n’avait trouvé de préservatif contre le danger inséparable de la souveraineté qu’il avait conçue qu’un expédient qui rendît impossible l’exercice de cette souveraineté. Ceux-là seuls qui ont adopté son principe, en le séparant de ce qui le rendait moins désastreux, ont été mauvais logiciens et politiques coupables. C’est le principe qu’il faut rejeter, puisqu’aussi longtemps qu’il ne conduit pas au despotisme, il n’est qu’une théorie inapplicable et qu’il conduit au despotisme, dès qu’on tente de l’appliquer.
Ce n’est donc point d’inconséquence que Rousseau doit être accusé. Le reproche qu’il mérite, c’est d’être parti d’hypothèses vaines et de s’être égaré dans des subtilités superflues.
Je ne me joins point à ses détracteurs. Une tourbe d’esprits subalternes, plaçant leur succès d’un jour à révoquer en doute toutes les vérités courageuses, s’agite pour diminuer sa gloire. C’est une raison de plus pour lui consacrer notre hommage. Il a le premier rendu populaire le sentiment de nos droits. A sa voix se sont réveillés les cœurs généreux, les âmes indépendantes. Mais ce qu’il sentait avec force, il n’a pas su le définir avec précision. Plusieurs chapitres du Contrat social sont dignes des écrivains scolastiques du seizième siècle. Que signifient des droits dont on jouit d’autant plus qu’on les aliène plus complètement ? Qu’est-ce qu’une liberté en vertu de laquelle on est d’autant plus libre qu’on fait plus implicitement ce qui contrarie sa volonté propre ? Funestes subtilités théologiques qui fournissent des armes à toutes les tyrannies, à celle d’un seul, à celle de plusieurs, à l’oppression constituée sous des formes légales, à celle exercée par des fureurs populaires !

9/ Commentaire

Il semble indubitable que Rousseau se soit complu dans la construction de ses paradoxes…des paradoxes que Constant ne semble guère apprécier. Et avec raison ! Non parce que les paradoxes ne possèdent pas un goût particulier, mais surtout en raison de la dangerosité de toute tentative d’application de systèmes théoriques (aussi plaisants soient-ils) sur les dures réalités des comportements sociaux et politiques. Que l’on parle des tentatives d’institution du politique à l’époque révolutionnaire ou que l’on tente d' »exporter » les principes politiques vers des contrées qui ne les ont jamais vraiment demandés (un peu partout dans le monde aujourd’hui), on peut s’interroger sur l’efficacité des résultats de telles actions ou, pire, sur les intentions réelles de leurs initiateurs. Les dernières phrases du texte de Constant sont particulièrement édifiantes sur ce point.

Les erreurs de Jean-Jacques ont séduit beaucoup d’amis de la liberté, parce qu’elles se sont établies en opposition avec des erreurs plus avilissantes ; mais on ne saurait les réfuter avec trop de force parce qu’elles mettent des obstacles invincibles à l’établissement de toute constitution libre ou modérée et qu’elles sont le prétexte banal de tous les attentats politiques.