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Introduction à la philosophie éthique – chapitre III (1ère partie)

L’éthique entre monothéisme et philosophie

Universalité et désenchantement

La philosophie grecque et le monothéisme sémitique se détachent des éthiques citées précédemment par l’universalité de leurs prémisses et la tentative de rationalisation de leurs approches. Ceci ne signifie nullement que des principes éthiques de nature universelle n’étaient pas apparus dans les systèmes de pensée érigés par les différentes cultures. On constate par exemple que les interdits qui frappent le meurtre sont pratiquement identiques partout, que l’idée d’aider son prochain, ou la règle qui affirme qu’il ne faut pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’autrui vous fasse, sont aussi suffisamment distribuées pour permettre que l’on suppose l’existence d’un sens éthique spécifique à l’être humain en tant que tel, indépendamment de ses constructions culturelles ou intellectuelles.

Cependant, l’universalité radicale spécifique à la pensée systémique, philosophique ou monothéiste, a pour conséquence immédiate que le projet éthique change de nature. Au lieu de s’intéresser contextuellement à ce qui est « bien » ou à ce qui est « mal » – ce qui laisse le champ libre à de nombreuses valeurs relatives, car traditionnelles ou coutumières – la philosophie et le monothéisme tentent de trouver des fondements principiels, qui permettraient de donner une légitimité à la prise de conscience éthique, quelles que soient les circonstances où elle a lieu et les résultats pratiques qui en émanent. Il s’agit donc d’une éthique réflexive, qui se réfléchit elle-même et qui s’exprime donc par le moyen du discours. Par définition donc, on ne parle pas ici des comportements de solidarité tels qu’on les retrouve aussi chez de nombreuses espèces animales.

La rationalité, elle, y joue un double rôle. Indépendamment de son rôle naturel dans la production de principes universels, elle est mise à profit pour vider le monde de toutes les forces mystérieuses qui l’habitent, et en particulier de celles qui sont liées au bien et au mal. Ce faisant, elle renvoie directement la problématique éthique à la condition humaine et à elle seule. Il n’existe plus d’esprits qui prennent possession des malfaisants, il n’existe plus de destin, de fatalité, qui permettrait à chacun d’éluder sa propre responsabilité en la laissant se fondre dans une réalité supérieure. Il n’existe plus de « forces du Mal » externes aux humains.

L’individu humain possède une capacité d’agir – que les uns nommeront « désir » et les autres « volonté » – et cette capacité d’agir est intrinsèquement sienne. Dans le désenchantement du Monde produit par la rationalité – et que l’on devrait plus judicieusement qualifier de « libération du Monde » des forces surnaturelles arbitraires qui le gouvernaient – les voies que l’homme choisit de suivre le renvoient à sa propre intériorité….sans possibilité de recours à des forces extérieures sur lesquelles projeter la bienveillance ou la malveillance qui l’animent.

 

La construction de systèmes éthiques

Mais la force première de la rationalité réside dans sa méthode: celle-ci permet de construire chaque système éthique selon un mode hypothético-déductif strict. Partant de postulats concernant la nature de l’être humain, la légitimité de ses différentes catégories de valeurs et les finalités de son existence, on établit des systèmes éthiques divers dont chacun repose uniquement sur la solidité de ses axiomes et sur la cohérence de son raisonnement interne. C’est dire que nous nous retrouvons forcément confrontés à de nombreuses théories éthiques radicalement différentes les unes des autres, puisque chacune émane d’une axiomatique tirée de la pensée spécifique d’un philosophe particulier ou d’une école de pensée donnée.

Un seul système asiatique rejoint cette fondation axiomatique de l’éthique, il s’agit du Bouddhisme. Érigé sur l’idée que l’existence est synonyme de souffrance, le Bouddhisme déroule dans une logique implacable les principes par le biais desquels chaque être humain doit apprendre à maîtriser ses désirs – et par suite, sa souffrance – afin de pouvoir un jour s’en détacher complètement.

Ce faisant, le Bouddhisme aspire à une négation du réel. Les pensées philosophiques antiques et le monothéisme – malgré leur diversité et malgré les différences entre la pensée spéculative et celle qui se fonde sur une vérité révélée – ont un point commun essentiel : dans tous les cas, ils restent positifs à l’égard du monde (celui des hommes, bien entendu) ou, au pire, comme les Stoïciens, résignés au monde. Leur éthique est donc toujours orientée vers une action dans ce monde, et fondée sur la confiance inébranlable soit dans la possibilité de le changer (tout en lui appartenant), soit – ce qui revient au même – dans la possibilité de lui ouvrir une porte vers le Salut. Contrairement à l’enseignement bouddhique, il n’y a dans les éthiques occidentales fondatrices aucune fuite possible, pas plus dans les monastères que dans le Nirvana, l’extase du Non-Être.

Cette propriété commune entre philosophie et monothéisme, celle d’accepter le monde, est cependant la seule qui les unit – sans compter bien entendu leur rationalité hypothético-déductive. Le développement de la pensée éthique grecque (fondée sur le politique) et celui de la pensée éthique monothéiste (fondée sur la relation personnelle avec Dieu), se distinguent ensuite en deux branches extrêmement différentes, dont il nous restera dans ce qui suit à exposer les principaux axiomes.

Pour compliquer les choses, enfin, il est important de souligner ici que cette distinction en deux branches n’est possible que tant que l’on parle d’une part de la philosophie grecque préchrétienne et d’autre part, uniquement des textes de révélation (Bible et Coran), ceux dans lesquels, en totalité ou en partie, Dieu s’adresse directement aux Hommes. En effet, à partir du 3ème siècle après J.C., l’imbrication entre la pensée philosophique et la pensée d’origine monothéiste devient si étroite qu’il faudra en fait attendre le 19ème siècle pour rencontrer des pensées éthiques philosophiques dénuées de toute référence directe ou indirecte à l’un des trois monothéismes. Nous verrons du reste que la pensée éthique occidentale est restée à ce point imprégnée de christianisme que même les philosophes athées les plus virulents sont, eux-aussi, chrétiens – en quelque sorte malgré eux – parfois même sans en avoir conscience.

 

Les principes de la pensée éthique grecque

Malgré leurs différences et malgré les débats qu’ils ont engendrés, tous les systèmes éthiques émanant des pensées philosophiques grecques ont quelques propriétés communes:
– Premièrement, ils se basent tous sur le principe que le Bien peut être un objet de savoir et que l’action morale ne peut exister si elle ne se fonde, au préalable, sur une connaissance de ce qu’est le Bien et des meilleures méthodes pour s’y conformer.
– Deuxièmement, un accord se détache entre la majorité des écoles grecques pour dire que le but de toute connaissance éthique est le bonheur. Les philosophes diffèreront ensuite sur le contenu de ce dernier terme, et iront – pour le définir – de la contemplation du Bien, à la satisfaction des plaisirs matériels, en passant par l’idéal du bon citoyen.
– Troisièmement, la grande majorité des systèmes éthiques grecs placent la valeur et l’action morale (les vertus) au service de l’action politique. L’idéal moral doit pouvoir permettre de fabriquer une société idéale, c’est-à-dire qu’il doit permettre de donner naissance à de bons citoyens, utiles à leur Cité, attentifs à son bien-être. Le bonheur de la Cité est donc vu comme la condition nécessaire et suffisante pour le bonheur de ses citoyens. L’individu libre, détaché de sa citoyenneté, de son collectif, n’a guère de sens: seule compte in fine la Cité libre, raison d’être naturelle (donc scientifiquement connaissable) de l’existence des hommes.

Pour comprendre la manière dont évolue la pensée éthique grecque, il est essentiel de connaître le rôle des Sophistes. Ces derniers partaient du principe qu’il n’existe aucune connaissance et aucune valeur universelles. Pour eux, l’Homme est « la mesure de toutes choses », ce qui signifie a contrario que toutes les prétendues connaissances et toutes les prétendues valeurs sont équivalentes, toutes dignes du même respect, à partir du moment où elles sont adoptées par un groupe ou un individu. Les Sophistes – adeptes donc d’un relativisme généralisé – rejettent l’usage de la Raison en tant que moyen d’aboutir à une connaissance absolue et universelle, qu’il s’agisse d’une connaissance du monde extérieur (une connaissance de nature scientifique) ou qu’il s’agisse de celle des valeurs éthiques et politiques qui pourraient être considérées comme universellement et rationnellement admises.

Les différentes écoles de pensée philosophique se devaient donc de réagir face à cette machine relativiste (mais non irrationnelle), qui dissout tout sur son passage, en tentant assidûment de trouver un point stable, un Absolu – à partir duquel construire une connaissance philosophique aussi solidement ancrée qu’une connaissance mathématique. Pour les uns, tels que Platon, l’Absolu se nomme le Bien. Pour d’autres, tels qu’Aristote, cet Absolu prend la forme plus épistémique qu’éthique de l’Intelligible. Certains, tels les Stoïciens le trouvent dans le Cosmos, composante unique de la Nature, par définition bénéfique, que l’être humain se doit de connaître et à laquelle il devrait moralement se soumettre. Dans tous les cas, c’est la découverte d’un Absolu qui conditionne à la fois la validité théorique et les conséquences pratiques des spéculations éthiques. Les Absolus ont varié, mais ils ont tous eu pour vocation d’être posés a priori, comme des existants par hypothèse, sur lesquels une pensée cohérente pouvait être construite.

Une théorie philosophique se construisant comme un système mathématique, il suffisait donc de définir les existants absolument nécessaires (dieux, atomes, cosmos, idées, etc.) pour pouvoir en déduire un système métaphysique (ontologique) complet, accompagné de ses conséquences éthiques et politiques.