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Introduction à la philosophie éthique – chapitre IV (1ère partie)

Cinq philosophes

Ce chapitre a pour but de permettre la rencontre avec cinq personnages différents, émanant tous de la culture occidentale globale mais porteurs, chacun, d’une perspective autre, chargée des idées dominantes de son époque : les pensées éthiques d’Aristote, de Saint Augustin, de Descartes, de Kant et de Nietzsche permettent à la fois de parcourir près de deux mille ans de pensée philosophique et de montrer par cela même les continuités et les ruptures qui ne cessent d’agiter cette pensée jusqu’à nos jours.

 

L’éthique d’Aristote : le juste milieu

Il est impossible de comprendre la pensée éthique d’Aristote sans la replacer dans son contexte, celui de la philosophie grecque dont les créations se sont étendues depuis le 6ème siècle avant J.C. jusqu’à près de trois siècles après la venue du christianisme, au travers des écoles de pensée latine, alexandrine et chrétienne.
Peut-être le point essentiel qu’il convient de garder toujours présent à l’esprit pour ce qui concerne les systèmes de pensée grecs est le fait qu’ils émanent tous d’une idée principale, celle de l’existence d’une nature matérielle, dont l’homme fait partie et qui est régie par des lois harmonieuses, excluant toute intervention divine. Il faut bien entendu préciser ici que la conception grecque des divinités est mythologique et que l’intervention des dieux dans la nature n’aurait pu qu’y faire entrer l’arbitraire qui échappe nécessairement à la connaissance rationnelle. Pour les philosophes grecs, le monde existe en tant qu’unité ordonnée (le Cosmos) dans laquelle l’homme a tout intérêt à trouver et à garder sa place. Et ce monde obéit à des lois naturelles que l’homme peut éventuellement comprendre mais contre lesquelles il ne peut rien. En bref, la Fatalité, dont le rôle était si important dans les mythologies, s’est transformée en Nécessité, un concept certes démythifié, mais jouant toujours ce rôle de faire comprendre à l’être humain que toute tentative d’aller contre le cours habituel des choses est perdue d’avance.
La pensée éthique grecque aura donc une finalité principale triple, celle de réfléchir à la nature de l’homme, à celle du bonheur et, enfin, aux moyens que l’homme possède pour accéder au bonheur, grâce à (ou en dépit de) la loi naturelle à laquelle il ne peut échapper. Les thèses grecques sur le bonheur se sont donc multipliées, allant depuis des perspectives strictement éthiques telle que celle de Platon envisageant le bonheur du Sage comme n’existant que sous la forme de la contemplation du Bien, à celle des Épicuriens trouvant le bonheur dans les menus plaisirs de l’existence.
Une thèse particulière, cependant, a toujours hanté la pensée grecque : elle est fondée sur la constatation que l’être humain est un animal social, qui vit en collectivité et qui est capable d’assurer sa sécurité, son confort et son bien-être au travers des lois politiques de la Cité à laquelle il appartient. Pour assurer son bonheur, l’être humain ne peut donc faire l’économie de sa nature profonde en tant qu’animal social ou animal politique (pour Aristote les deux sont synonymes) à moins de vivre en ermite, loin de ses congénères. Mais cet éloignement ne sera pas un accomplissement de son humanité… ce qui revient à dire que, pour atteindre le bonheur, l’être humain a tout intérêt à y parvenir dans le cadre de sa Cité et des lois politiques de cette dernière.
Cette dernière thèse est essentielle pour la réflexion éthique grecque en général. Elle permet en particulier de comprendre pourquoi Socrate, héros éthique par excellence, choisit de ne pas se révolter contre sa propre condamnation à mort puisque celle-ci fut démocratiquement votée par les instances politiques athéniennes. Socrate préfère ainsi mourir plutôt que désobéir aux lois de la Cité en s’enfuyant – ce qui lui fut proposé par certains de ses amis – car, en raison de son autorité morale, Socrate fugitif aurait nié d’une manière irrémédiable la légitimité du système politique athénien, avec des conséquences désastreuses pour tous les citoyens d’Athènes.
Aristote ne brise pas la règle grecque qui consiste à bien intégrer l’être humain dans le collectif socio-politique où il s’insère et toute sa pensée éthique s’appuie sur le fait, selon lui incontournable, que l’éthique doit en fait dériver d’une science plus essentielle qu’elle, celle du politique. L’éthique ne possède donc pas une valeur absolue, une valeur en soi, elle est rattachée au bien de la Cité et aux lois que celle-ci décrète dans son intérêt propre, c’est-à-dire, par extension, dans celui de la majorité de ses citoyens. Le bonheur pour Aristote consiste alors à vivre selon des vertus qui auront toutes le mérite de permettre à l’être humain d’éviter de se trouver en conflit avec les lois de la nature ou celles de la Cité (qui, ne l’oublions pas, sont pour lui tout simplement celles de la nature humaine).
La spécificité aristotélicienne fut de tenter une définition générale des vertus sans avoir besoin de les énumérer toutes, ce qu’il fait au travers du concept qu’on lui attribue plus particulièrement et qui est celui de la vertu en tant que moyen terme entre deux excès qui seraient tous les deux de l’ordre du vice. Que la mesure soit un idéal éthique est en fait une idée assez répandue. On la retrouve dans de nombreuses cultures et, en négatif, elle consiste surtout à dire que l’excès – sous toutes ses formes – est la cause principale des maux qui jaillissent des comportements humains. Les forces naturelles qui travaillent l’homme conduisent aux excès, mais ses facultés rationnelles sont là, précisément pour lui faire comprendre les avantages de la modération et de l’évitement des comportements excessifs. Les vertus – positives – se situent donc dans une position intermédiaire entre deux vices – négatifs – deux excès. Ainsi, le courage est un moyen terme entre la lâcheté et l’audace; la générosité un moyen terme entre la prodigalité et l’avarice, etc.
Aristote ne se distingue guère de son maître Platon dans l’affirmation que le bonheur suprême de l’être humain réside dans la contemplation. Celle-ci est en effet l’activité la plus haute que la raison – faculté intellective – est capable d’entreprendre. Cependant, dans la vie quotidienne et plus particulièrement dans la vie politique, c’est encore la raison qui, seule, peut amener l’être humain à se comporter selon les valeurs éthiques et politiques. Le champ est donc laissé libre pour faire accéder les humains à une vie de responsabilité civique et morale en les éduquant avec tous les arguments de la raison. Le bonheur d’une vie vertueuse accomplie selon les valeurs politiques et éthiques est certes moindre que celui obtenu grâce à la contemplation. Mais il a le mérite d’être accessible au plus grand nombre et de permettre d’atteindre les buts de la Cité, c’est-à-dire la paix et l’harmonie entre ses habitants.

 

Saint Augustin et la pensée de la Volonté

Malgré l’influence qu’eut sur lui son éducation latine et grecque, la pensée de Saint Augustin diffère radicalement de celle des philosophes grecs, y compris de ceux dont on pourrait penser que leurs idées se rapprochent fortement du christianisme (en particulier Platon). La raison principale de cette différence est qu’alors que les grecs considéraient l’éthique comme un moyen vers une fin immanente (l’accès au bonheur), pour un penseur chrétien en revanche, le but prioritaire, urgent, de tout comportement moral est le salut, un salut rendu nécessaire par l’existence d’une fin du Monde suivie d’un Jour du Jugement.
La distinction entre les deux quêtes est radicale et permet de construire une barrière logique, quasi infranchissable entre les deux raisons d’être du comportement éthique. Pour les penseurs grecs l’être humain avait à gagner le bonheur mais pas grand chose à perdre. De toutes les manières le destin de chacun était scellé dans les lois du cosmos. Pour un penseur chrétien, au contraire, c’est dans la vie d’ici-bas que s’ouvre la porte de la transcendance et le défi qui consiste ensuite à gagner la Vie ou la perdre, dans un monde autre. Les mots « Vie » et « Mort » changent ainsi de sens et la vie biologique s’inscrit désormais dans une autre forme de Vie, éternelle. De même, une autre signification de la Mort apparaît. Celle-ci n’est pas seulement la mort biologique, fin du corps ici-bas; elle signifie également la fin de l’Esprit, cette part d’humain qui permet l’accès à l’immortalité (y compris par la résurrection des corps) et dont l’existence même est remise en jeu dans les comportements des hommes sur Terre.
De même que certains mots changent de signification, d’autres apparaissent, porteurs de significations nouvelles. L’éthique chrétienne n’oppose plus les vices et les vertus. Elle évalue le comportement humain selon qu’il éloigne de Dieu par le Péché – qui aboutit à la Mort – ou qu’il rapproche de Dieu et de la Vie éternelle par le biais de la Foi (la confiance en Dieu, non la croyance en son existence comme ce terme est usuellement traduit depuis le 17ème siècle). L’éthique reste bien un moyen vers une fin; mais alors que dans le premier cas, il s’agissait de perdre ou de gagner un bonheur par essence limité dans le temps, il s’agit désormais de perdre ou de gagner sa propre Vie Éternelle, face à une autre forme de Mort, la seule définitive, celle qui acte la séparation d’avec la Transcendance.
Or, Augustin se trouve immédiatement confronté à un problème de taille, un problème qui hantera la quasi totalité de sa pensée : cette autre Vie ne serait guère possible s’il n’existait pas une Transcendance pour la garantir. La transcendance en question est bien évidemment celle de Dieu que Saint Augustin décrit en lui attribuant les qualités spécifiques d’un Être volontaire, qui se situe hors de l’espace et du temps et qui est doté d’un projet qu’il actualise au cours de l’histoire et qu’il amènera à son terme le jour de la fin des Temps. Ces qualités sont le savoir absolu (omniscience), le pouvoir absolu (omnipotence) et, enfin, la présence absolue (omniprésence) ; autant d’attributs divins dont l’existence est nécessaire si le monde de l’Au-delà doit avoir la moindre signification; mais ce sont aussi des attributs dotés d’un caractère de transcendance et d’absolu que l’intelligence humaine n’est capable ni de maîtriser ni même de comprendre.
En bref, pour que l’être humain puisse avoir la liberté de choisir la voie qui lui permettra d’accéder à la vraie Vie, la vie immortelle, il doit accepter simultanément la présence d’une Divinité dont toutes les caractéristiques semblent aller contre l’existence de la liberté humaine. C’est que la Volonté de Dieu est forcément supérieure à celle de l’homme et le Savoir absolu que Dieu possède par définition semble contradictoire avec la liberté que l’être humain est censé avoir pour que ses propres choix aient une signification éthique.
Hannah Arendt qualifie Saint Augustin de « premier philosophe de la volonté ». Il est essentiel en effet de garder ce fait présent à l’esprit car la philosophie grecque considérait la volonté comme un cas particulier du désir et ne posait donc pas l’existence de la volonté ni comme un fait ontologique premier (ce n’est pas la volonté qui fait l’humanité de l’homme), ni comme une problématique philosophique distincte (pour Aristote par exemple, en s’opposant au désir, la volonté ne fait qu’exprimer un autre désir, analogue en nature au premier, même s’il parvient à le dépasser). Pour Augustin cependant, la volonté est doublement une caractéristique ontologique première : Dieu est Volonté et l’être humain, créé à son image, ne peut que l’être aussi. Mais la volonté demeure un véritable casse-tête philosophique et éthique car non seulement la volonté humaine s’oppose à la volonté divine, mais en plus cette dernière semble l’annihiler complètement du fait du savoir divin absolu, un savoir qui doit donc laisser la place à la volonté humaine sans permettre d’en induire l’ignorance de Dieu.
Là aussi, on rencontre une différence fondamentale avec la pensée grecque puisque pour les philosophes antiques il était tout à fait acceptable et même plausible que Dieu ne soit pas en possession d’un savoir détaillé, un savoir de toutes choses même les plus petites ou les plus futiles, contrairement au Dieu de la Bible. En effet, pour garantir la liberté de l’être humain on devrait au préalable nier l’omniscience de Dieu, en particulier sa capacité de connaître, parce qu’il le Veut, le futur déroulement des choses. On voit ainsi que le problème auquel Augustin se trouve confronté est celui qui jaillit d’une caractéristique essentielle du christianisme (et des deux autres monothéismes, judaïsme et islam) : le caractère personnel de Dieu, à la fois omniscient et volontaire. Jamais les écoles de pensée philosophique grecques n’ont envisagé que Dieu (concept abstrait) puisse avoir une volonté propre. Or, pour le monothéisme, Dieu est un être personnel, qui dit « je » et qui est doté d’une volonté à l’image de laquelle est créée la volonté de chaque être humain singulier.
Saint Augustin peut ainsi se permettre d’écrire dans les Confessions le cheminement de sa pensée personnelle en utilisant la première personne du singulier, en exprimant ses propres doutes et sa première certitude (je doute donc j’existe, dit-il bien avant Descartes). Contrairement à ce qui est ordinairement affirmé, la philosophie du Sujet commence avec Saint Augustin et ce, pour une raison fort simple : seule la pensée monothéiste pouvait exprimer des idées universelles à partir d’un point de vue entièrement singulier. Pour les philosophes grecs, la chose aurait été tout simplement non recevable.
Mais la pensée philosophico-théologique allait apporter une autre nouveauté essentielle, l’ontologie de la Volonté. Pour le monothéisme (« Que ta Volonté soit faite ») l’acceptation et la soumission à la volonté divine est une composante essentielle de la construction de sa grille de lecture tant sur le plan ontologique, qu’épistémique ou éthique. Se soumettre à la Volonté de Dieu ne signifie nullement que la volonté de chaque individu est annihilée. Cette obéissance a une fonction essentielle car c’est elle qui permet à l’être humain de prendre conscience de sa propre liberté, d’une part envers les lois de la Nature auxquelles l’homme n’obéit que d’une manière partielle, mais – d’autre part – aussi envers Dieu lui-même, puisque la désobéissance aux commandements divins est une voie toujours accessible aux êtres humains libres et volontaires, capables ainsi du meilleur comme du pire.
Augustin a très vite compris que dans la perspective chrétienne le mal ne pouvait que se définir d’une manière négative en tant qu’absence du bien, comme l’obscurité est simplement une absence de lumière. Le mal est simplement le refus, le rejet, de Dieu. À ce titre, il n’existe pas en soi, il ne peut être objectivé ailleurs que dans la volonté humaine. Cette non-ontologie du mal lui permit de se dégager du Manichéisme qui avait pris racine sur les bords de la Méditerranée, au cours des premières siècles de l’ère chrétienne. Mais, ce faisant – et en adoptant l’ontologie de la volonté – il venait de lancer probablement sans en avoir conscience deux parmi les principales problématiques de la philosophie occidentale sous toutes ses formes : la question de la primauté du sujet et celle de l’autonomie de la volonté. Ces deux problématiques apparaîtront d’une manière particulièrement aigüe dans les pensées de Descartes et de Kant.