Imprimer

Introduction à la philosophie éthique – chapitre IV (2nd partie)

Cinq philosophes – Seconde partie

Descartes et l’éthique singulière

On dit souvent que la philosophie du sujet commence avec le célèbre « je pense, donc je suis » de Descartes. Apparue dans les écrits de Saint Augustin, cette constatation a pourtant été fréquemment utilisée au cours du moyen-âge tant dans la pensée philosophique chrétienne (principalement occidentale) que dans les pensées philosophiques juive ou musulmane, rédigées majoritairement en arabe.
La révolution du sujet, telle qu’elle fut opérée par Descartes, doit cependant être envisagée comme un tournant essentiel dans l’histoire de la philosophie. En effet, la pensée cartésienne constitue une véritable révolution épistémologique (et, nous le verrons, éthique) dans la mesure où elle montre par l’exemple qu’il est impossible de construire la moindre connaissance du monde ou de l’être humain sans tenir compte du fait que c’est bien cet être humain lui-même (ou n’importe quel autre) qui est le sujet du discours. La connaissance du monde extérieur, du monde objectif, n’a guère de sens sans un sujet connaisseur. La philosophie du sujet, ontologique, épistémique, éthique et même esthétique, était enfin née. Par la suite – et au moins pendant trois siècles – il devint impossible de réfléchir au devenir de l’être humain sans garder présent à l’esprit que – dans tout discours – l’homme est à la fois nécessairement sujet, même quand il est parfois aussi objet du discours.

Descartes a vécu, sans parfaitement la maîtriser, cette opposition entre l’être humain sujet de connaissances universelles (comme celles de la science par exemple) et d’actions singulières (comme celles des choix particuliers de chacun), avec pour conséquence inévitable un manque de précision dans la construction de son projet philosophique. Ainsi, dans le plan de sa carrière philosophique a-t-il envisagé de construire un système éthique toujours remis à plus tard. Le résultat de cette hésitation fut la publication de son Traité des Passions dans lequel il énumère les différentes composantes de la psyché de l’homme, ses affects, ses facultés, ses motivations, etc….et reste ainsi bien loin du système éthique qu’il envisageait.

Descartes était convaincu que l’être humain est doté d’une libre volonté et qu’il avait, grâce à la Raison, la capacité de discerner entre le Mal et le Bien et d’agir dans un sens ou dans l’autre. Ce faisant, il s’opposait à d’importants courants théologiques de son époque, tels que le protestantisme ou le jansénisme (dont Pascal fut un adepte), qui avaient tendance à privilégier la Grâce divine sur les actes humains en matière de Salut. Cependant, prenant à la lettre sa perspective unique, celle du sujet, Descartes n’a jamais pu élaborer une véritable pensée éthique. Il a fallu attendre Kant pour savoir pourquoi.

 

Kant et l’impératif catégorique

Tout autre est l’esprit de synthèse et de système de Kant. Ce dernier a en effet vite compris qu’il était impossible de construire un véritable système de connaissance éthique car il avait eu tôt fait d’ancrer sa pensée dans la distinction entre une philosophie de la connaissance (régie par l’entendement et la raison pure) et une philosophie de l’action (régie par la raison pratique). En effet, alors que la connaissance humaine n’est jamais plus efficace que lorsqu’elle pénètre les relations causales qui lui permettent de décrire la grande mécanique qui compose le système du Monde, l’éthique – elle – doit reposer sur un rejet du déterminisme puisqu’aucune éthique ne peut être valable, ne peut même avoir une signification quelconque, si l’on ne prend pour point de départ l’idée que l’être humain est libre de ses choix et de ses actes. Aussi, en rompant le déterminisme causal, la liberté individuelle est-elle par définition contre-nature.

Kant a sans doute été le premier et peut-être même le seul de tous les grands philosophes classiques qui a pu voir la rupture radicale entre une forme de rationalité qui aboutit à une connaissance et une autre qui aboutit à une action. Fonder l’éthique revient à aller à contre-courant de tout ce que les sciences de la nature nous enseignent, tant sur le plan de la méthode que sur celui du contenu: l’éthique implique en effet que l’homme soit libre, c’est-à-dire que sa volonté et elle seule soit la cause ultime de ses actes. A ce titre, il est impossible d’utiliser les catégories de l’entendement pour évaluer le comportement humain. Les lois de la nature, la causalité, le déterminisme, appliqués à l’être humain rendent toute éthique non-signifiante.

Mais ceci n’empêche nullement de tenter de construire les lois minimales et universelles de l’action, celles qui devraient être appliquées pour que le comportement humain fût considéré comme moral. C’est ce que Kant appelle l’impératif catégorique, celui dont l’homme libre et rationnel est censé prendre conscience, celui qu’il est censé appliquer « comme s’il devait être un principe universel, analogue en cela aux lois de la nature ». La différence principale entre une loi morale et une loi naturelle est bien entendu que la première reste conditionnée par la volonté humaine de l’appliquer ou non, ce qui évidemment n’est nullement le cas de la seconde.

Kant trouve de nombreuses formulations pour son impératif catégorique, qui sont toujours de près ou de loin, liées à la notion de dignité humaine, ce respect dû à l’être humain en tant qu’être humain, quel que soit son comportement, quelles que soient ses valeurs, quelles que soient les explications de ses actes. La dignité de l’homme est ce qui fait que l’éthique vaut la peine d’être réfléchie, elle est la seule chose qui différencie l’être humain de n’importe quelle autre créature. Cette dignité n’est pas un fait naturel, elle émane uniquement de la volonté de l’homme de se considérer lui-même comme, au moins partiellement, extérieur à la nature animale. Cette dignité se définit donc comme le respect qui est dû à n’importe quel être humain non en raison de qui il est ou de ce qu’il fait, mais uniquement du fait qu’il est un être humain, c’est-à-dire un être capable de liberté et de rationalité.

« Agis de manière à ce que tu veuilles que ton acte puisse être universellement applicable, analogue en cela à une loi de la nature ». Cette version de l’impératif catégorique est la plus simple, celle qui ne se fonde sur rien d’autre que sur l’idée qu’une action immorale est une action qui atteint vite les limites de sa propre logique. Ainsi, si je souhaite mentir, il suffit que j’envisage que toute l’humanité mente de la même manière pour que je comprenne que la conséquence d’un tel acte est que personne ne croira plus la parole de personne. De même, ma tentation de voler, érigée en loi naturelle, amènerait vite le chaos, la violence généralisée et l’impossibilité pour chacun d’assurer une sécurité minimale. Chaque acte singulier – et les actes éthiques sont toujours des actes singuliers – prend des proportions étonnantes et édifiantes à chaque fois où il est imaginé dans l’universalité de ses applications. C’est cet acte de l’imagination qui permet alors de l’évaluer. Voudrais-je que tout le monde fasse comme moi? Si oui, alors je peux y aller. Notons que cette formulation de l’impératif catégorique est une autre façon d’exprimer le célèbre et universel « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que les autres te fassent ».

« Agis à l’égard de ton prochain de manière à toujours le considérer non seulement comme un moyen mais aussi comme une fin en soi ». On retrouve ici la définition de la dignité humaine dans sa version kantienne. Comme on peut le constater, cette règle n’interdit nullement d’instrumentaliser autrui (nous le faisons tous à chaque fois où nous avons besoin de l’autre, même pour un menu service). Elle interdit uniquement de nier l’autre à partir du moment où son instrumentalisation a abouti au but souhaité. Dit autrement, la dignité de l’être humain entraîne sa sacralité. Je peux certes utiliser ses capacités, son travail, son savoir-faire, son intelligence; mais lorsque ses capacités viennent à faillir, je ne peux en aucun cas lui nier sa dignité d’être humain, qui interdit que j’en dispose comme je le ferai d’un mouchoir jetable. Le respect de la dignité humaine interdit de fait, quasi automatiquement, toute forme d’eugénisme, d’euthanasie, de manipulation de l’homme par l’homme. Elle interdit que l’instrumentalisation de l’être humain puisse être considérée comme une finalité ultime valable, puisque c’est l’homme lui-même qui, seul, peut être une fin ultime. La sacralité par la dignité est le seul moyen grâce auquel l’être humain peut se protéger de lui-même, se protéger de sa capacité d’asservir l’autre, en lui niant son humanité, de la même manière qu’il est capable d’asservir la nature minérale, végétale ou animale.

Éthique, volonté et dignité sont trois concepts inséparables dans la pensée de Kant. Il est impossible de les considérer l’un sans l’autre car ils sont tous les trois co-fondateurs de la spécificité humaine. Ce sont eux qui font que l’éthique est en dernier recours une métaphysique, une discipline qui impose à l’être humain le devoir au lieu de le laisser se contenter du désir. Kant a parfaitement conscience du fait que l’éthique restera toujours dans la sphère de la singularité, celle du choix intime de l’individu, le choix qui s’opère en son âme et conscience, à partir de son sens du devoir à l’égard d’autrui, au nom de la seule dignité humaine, sans qu’aucun sentiment, qu’aucun plaisir, qu’aucune récompense, ne viennent l’affecter. Le commandement moral doit ainsi s’imposer de lui-même, de par sa rationalité propre, sans aucun autre justificatif. Il me semble que c’est cette intense conception de l’éthique comme étant celle de la singularité du sujet et la singularité de l’acte qui a fait que Descartes, intensément conscient de ses devoirs mais aussi de ses limites personnelles, n’aie pas pu/su rédiger un système de l’éthique.

L’éthique kantienne repose sur deux piliers incontournables, d’une part le rationalisme et la philosophie du sujet qui sont spécifiques à son époque et d’autre part une pensée de l’homme qui provient en droite ligne du christianisme ambiant auquel, cependant, Kant ne fait pas clairement référence. Reste à noter une différence fondamentale entre l’éthique de Kant et celle du monothéisme (dont le christianisme fait partie) : l’éthique monothéiste, malgré son austérité et sa rigueur, va toujours au-delà de la simple évaluation en bien ou mal, en bonne ou mauvaise volonté, vers la charité, la miséricorde et le pardon. Ces derniers concepts, spécifiquement monothéistes, ne se retrouvent guère dans la pensée éthique kantienne. Ils étaient cependant bien présents dans la manière dont Descartes décrit sa manière de mener (ou de vouloir mener) sa propre existence.

 

Nietzsche

L’austérité de la règle éthique et le sens du devoir qui l’accompagne volent tous les deux en éclats à partir du moment où le romantisme/naturalisme du 19ème siècle vient remplacer le rationalisme/humanisme du siècle des Lumières. Les dates ne sont bien entendu jamais aussi définitives. Le romantisme, avec son insistance appuyée sur les émotions et sur la vénération de la Nature avait déjà fait son apparition au 18ème siècle, dans les œuvres de nombreux penseurs et écrivains dont Jean-Jacques Rousseau et Goethe. Rousseau amène à l’existence un concept saugrenu : il introduit dans Le Contrat Social la notion de Volonté générale qui se situerait un cran au-dessus de la volonté singulière de chaque individu et face à laquelle la volonté singulière est supposée plier car, toujours selon Rousseau, la Volonté générale (entendez celle du Peuple) ne peut vouloir le mal et n’exprimera donc que le bien.

Quelques philosophes, profondément humanistes, verront le danger du despotisme potentielle d’une telle Volonté générale et le caractère non rationnel d’une soi-disant volonté collective. Benjamin Constant, par exemple, fera une critique acerbe des prémisses rousseauistes, attirant l’attention sur le danger de ce détournement du concept de Volonté, dont on a vu qu’il ne pouvait avoir une signification bénéfique que s’il est associé à la responsabilité éthique de chaque individu.

Mais les appels à la prudence furent vite emportés par le torrent du romantisme. La Volonté générale de Rousseau devint, elle aussi, anecdotique face à l’introduction d’une nouvelle forme de Volonté, immanente dans la Nature elle-même. Grâce au romantisme, la conception de la Nature prit une tournure de plus en plus anthropomorphique, la notion de volonté lui fut adjointe par Schopenhauer, puis par Nietzsche sous l’intitulé de Volonté de Puissance. Cette dernière fut appliquée à la Nature en totalité depuis les animalcules que l’on commençait à découvrir sous le microscope jusqu’à l’homme, en passant par les algues ou les dinosaures. A l’époque, en effet, le débat évolutionniste bat son plein. Certains plaident pour une création unique des espèces vivantes, d’autres défendent la thèse d’une vie unique, se disséminant en une multitude foisonnante d’espèces. La lutte pour la survie devient un outil logique pour expliquer les transformations du vivant et, par la même occasion, une valeur morale à laquelle il convient à l’être humain de s’attacher.

Pour Nietzsche, c’est cependant la volonté de puissance – et non la volonté de survie – qui est le moteur de l’évolution. Chaque espèce aura pour tendance naturelle de dominer la totalité de la planète si les autres espèces ne venaient contrecarrer sa volonté de domination grâce aux leurs propres, assurant ainsi un équilibre fait d’une lutte incessante de tous contre tous. Pour Nietzsche, l’être humain n’a aucune raison d’échapper à cette épopée cosmique et serait bien avisé de l’appliquer sur sa propre espèce avant que d’autres ne viennent lui extorquer sa domination toute provisoire de la Terre.

Car pour Nietzsche, tout le danger que rencontre l’humanité vient précisément de l’invention par le judaïsme et le christianisme d’une morale qui tend à sauver le faible et par suite à faire dégénérer l’espère humaine au nom de la charité chrétienne. Ces éthiques, selon lui, sont des théories du ressentiment, fondées par les faibles pour les faibles, c’est-à-dire contre les puissants et les forts. La véritable morale devrait donc être une morale du plus fort, fondée non sur l’action malveillante, mais simplement – en toute innocence – sur la volonté de puissance.

Mais pour qu’une telle morale soit possible, conseille Nietzsche, il faut abandonner les vieux préceptes moralisateurs, dépasser le Bien et le Mal, se détacher des principes d’Amour et de Charité qui véhiculent uniquement de la faiblesse et des sentiments de culpabilité. Il faut également se débarrasser de ce qui gît à la source de toute cette morale démodée, c’est-à-dire de la Métaphysique religieuse classique (Dieu est mort !), de la rationalité qui l’a inventée et, surtout, du Sujet cette entité bizarre qui n’existe nulle part dans la nature et qui, par l’hypothèse de sa présence seule, affaiblit chaque être humain en lui apportant une soi-disant conscience individuelle…moralisatrice qui plus est!

La morale nietzschéenne n’eut – heureusement! – que peu d’adeptes même s’il est parfois difficile d’évaluer l’impact qu’elle eut sur les thèses racistes et suprématistes en vogue à la même époque. Sur le plan philosophique, cependant, elle a participé d’une manière décisive à la logique du soupçon où fut plongée la rationalité par ces grands maîtres de la démolition de la pensée des Lumières que furent Nietzsche, Marx et Freud. Les philosophes, anthropologues et sociologues du 20ème siècle suivirent majoritairement le même chemin (sauf, bien entendu, quelques penseurs chrétiens ou juifs qui ne pouvaient abandonner l’éthique du sujet sans trahir leurs convictions profondes).

La pensée éthique perdit ainsi de son pouvoir universalisant et rationalisant au profit d’éthiques plus étroites, néo-darwinistes, culturelles, manichéennes, personnelles, etc. Mais, bien entendu, sa force ne fut jamais totalement effacée pour autant et – comme je le disais plus haut – nombreux penseurs éthiques qui se disent athées ont, dans leur discours, quelque relent de judaïsme, de christianisme ou même de Kantisme, qui font douter qu’ils aient fait table rase de tout ce que l’histoire des idées leur a appris. Albert Camus en fut l’un des plus beaux exemples…