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Appartenance

Il n’y a rien de plus aisé que d’identifier une appartenance car elle s’exprime spontanément du seul fait qu’on utilise le « nous », opposé le plus souvent au « ils » ou au « eux ». « Nous » porte des significations variables à l’infini, cela peut être les membres d’une famille face aux voisins ou aux « pièces rapportées ». Cela peut être le « peuple » face au « gouvernement » ou à cette entité informe et floue qui est supposée décider en son nom ou avoir une autorité sur lui. Entre la plus petite particule de « nous » – le couple, la famille, le groupe d’amis – et la plus grande – « nous, les humains » – il existe une infinité de variantes, petites ou grandes, éphémères ou durables, puissantes ou faibles. Des « nous » peuvent se composer à n’importe quel moment, en particulier dans les situations de détresse, de peur.

La première évocation sociologique de l’appartenance apparaît dans les textes de la Muqaddimah (les Prolégomènes) de Ibn Khaldoun, un historien maghrébin du 15ème siècle, qui constate que les collectifs se constituent autour d’un lien symbolique bien plus puissant que le seul lien d’intérêt. Ibn Khaldoun appelle ce lien une « assabiyya » ce qui peut se traduire par « lien de sang », même si la « assabiyya » n’a pas toujours pour vocation de lier des individus apparentés. D’ailleurs, toujours selon le même auteur, certaines idées ou constructions théoriques peuvent être à la source de « assabiyya » et il cite les religions comme ayant elles aussi ce pouvoir, et non seulement les appartenances ethniques, claniques ou familiales.

Les « eux » sont l’agent le plus immédiat pour créer des « nous » et réciproquement. C’est en bonne partie pour cela que la dialectique est si efficace en sociologie: les oppositions sont légions et elles fonctionnent toutes selon le même mécanisme. On peut citer comme exemples les nomades et les sédentaires (auxquels fait référence Ibn Khaldoun), les propriétaires des outils de production et les prolétaires (selon Marx), mais aussi les Hutus et les Tutsis, la Gauche et la Droite, les Catholiques et les Protestants, autant de dichotomies qui n’ont pour fonction que de permettre la distinction entre ceux qui appartiennent (ou sont supposés appartenir) à notre groupe et ceux qui ne lui appartiennent pas.

Il n’y a pas de différence entre réalité et représentation pour ce qui concerne l’appartenance au regard de celui qui la ressent comme telle, qu’il la vive pour lui-même ou qu’il l’identifie chez quelqu’un d’autre. Comme tout autre sentiment, le sentiment d’appartenance est réel pourvu qu’il soit ressenti comme tel par ceux qui se trouvent en son cercle ou à l’extérieur de celui-ci. Il est ainsi très aisé de construire des appartenances nouvelles, soit en se définissant comme membres d’un groupe, soit en qualifiant comme tels les individus qui, à force d’être présentés ainsi, finissent par adopter l’appartenance comme leur propre réalité.

Cette propriété de l’appartenance est particulièrement dangereuse car on peut créer ex-nihilo des appartenances qui n’ont jamais existé ou qui n’ont jamais été considérées comme telles dans l’esprit de ceux qui les ont toujours vécues comme des attributs communs et non comme une appartenance collective. Voir à ce sujet les expériences de Jane Eliott avec les enfants distingués par la couleur de leurs yeux.

Comme les groupes ont des tailles diverses, on peut les analyser en sous-groupes jusqu’à ce qu’on arrive aux plus petites entités collectives. L’appartenance oscille constamment entre les différents niveaux. On peut appartenir prioritairement à son petit groupe d’amis, puis à son lycée (l’alma mater), puis à son quartier, sa ville, son pays, sa religion, son idéologie, sa profession, son entreprise, etc. L’appartenance la plus décisive sera celle que l’on sentira la plus menacée, celle pour laquelle on acceptera de sortir du comportement ordinaire pour aller vers un sacrifice… et ce dernier peut commencer par le fait de donner son temps et peut finir par le don de sa vie.

Mais l’appartenance ne lie pas seulement des individus à un collectif. Elle rattache le collectif dans sa totalité, dans son unicité, à des entités symboliques qui le dépassent et auxquelles c’est lui qui appartient. C’est ainsi que l’on dit appartenir non seulement à son groupe, mais aussi à son territoire, à son pays, à ses cultes ou à ses valeurs sociales. Cette appartenance au deuxième degré est particulièrement efficace pour renouer les liens entre individus qui parfois se distendent et menacent de faire éclater la tribu. L’appartenance ici n’est pas un fait premier, quasi – instinctif de l’être humain animal grégaire, elle est une superstructure idéologique (et si Marx avait raison?) qui se construit au-delà du vivre ensemble de l’appartenance de base et qui permet de garantir les liens tribaux ou de les réparer efficacement lorsqu’ils viennent à être distendus. Elle permet aussi de maintenir une communauté malgré les injustices et les inégalités qui auraient dû la miner depuis longtemps si le lien d’appartenance ne venait amoindrir le mal en donnant à ceux qui sont aux bas de la hiérarchie sociale la fierté d’appartenir.

Enfin, il convient de ne jamais oublier que, sur le plan psychologique, le besoin d’appartenir est un besoin vital chez l’être humain. Il est faux, par exemple, de dire que les jeunes dans les banlieues, ont un problème d’appartenance. En fait, ce problème n’est manifeste que par rapport à leur appartenance à la société française traditionnelle. Cependant, du fait même de se sentir non-appartenant à cette société, ils se construisent immédiatement (spontanément) des appartenances autres, réelles ou symboliques. Ainsi, certains clameront leur appartenance à leurs pays ou cultures d’origine, d’autre trouveront refuge dans une appartenance religieuse, d’autres enfin se positionneront dans une appartenance réduite et parfois éphémère, celle de leur groupe…ou de leur gang. C’est pour cela qu’il est impératif qu’une politique de la ville (où les appartenances les plus élémentaires, c’est—à-dire les appartenances familiales sont souvent désintégrées) prenne en compte la construction pour les jeunes d’appartenances nouvelles et positives : clubs sportifs ou culturels, écoles et lycées, associations de quartier, entreprises, etc.

Dictionnaire conceptuel

B

D

G

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T