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Bouc émissaire

Le mot est malheureux, mais le fait est bien réel. L’utilisation du terme « bouc émissaire » trouve son origine dans la Bible (Lévitique, chapitre 16). « [Aaron] recevra de l’assemblée des enfants d’Israël deux boucs pour le sacrifice d’expiation et un bélier pour l’holocauste. Aaron offrira son taureau expiatoire, et il fera l’expiation pour lui et pour sa maison. Il prendra les deux boucs, et il les placera devant l’Éternel, à l’entrée de la tente d’assignation. Aaron jettera le sort sur les deux boucs, un sort pour l’Éternel et un sort pour Azazel. Aaron fera approcher le bouc sur lequel est tombé le sort pour l’Éternel, et il l’offrira en sacrifice d’expiation. Et le bouc sur lequel est tombé le sort pour Azazel sera placé vivant devant l’Éternel, afin qu’il serve à faire l’expiation et qu’il soit lâché dans le désert pour Azazel. »

Ce texte décrit une tradition hébraïque qui consiste à transférer les péchés du peuple Hébreux sur le bouc envoyé dans le désert « pour Azazel ». Ce nom, assez mystérieux, correspond sans doute à un mauvais génie du désert, une préfiguration de Satan. En d’autres termes, le bouc transportant les péchés est expédié « au diable ». Ainsi, le peuple aura confessé ces péchés et il s’en sera débarrassé par la même occasion. Le rituel n’a donc pas uniquement une fonction symbolique puisque « faute reconnue est à moitié pardonnée ». Mais ce rituel amenait en principe un autre progrès par rapport aux traditions païennes, puisque le bouc « chargé de tous les péchés » n’était même pas sacrifié dans ce soi-disant rapport de cause à effet entre la mort d’un côté et l’expiation du péché de l’autre.
A partir des premières décennies du 19ème siècle, et fort inopportunément, cette notion fut utilisée à contre courant de ce qu’elle voulait dire initialement. En d’autres termes, elle a pris sur le plan anthropologique une signification bien précise dont le texte biblique voulait précisément débarrasser les esprits. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut remonter très loin dans les mentalités primitives. Ces dernières ont en effet toujours eu tendance à être substantialistes : à chaque fois où quelque événement frappe fortement l’imaginaire ou les affects, la logique primitive veut que cet événement soit associé à une entité bien réelle, une substance, qui pourrait se conserver. Ce principe de conservation avant la lettre est repérable dans le nombre invraisemblable de puissances occultes qui jalonnent l’histoire de l’humanité et qui vont de la « mana » des mélanésiens aux fantômes et esprits qui animent les folklores locaux. Les théories scientifiques elles-mêmes n’ont pas été à l’abri de ce genre de « mythes » et quelques exemples sont restés célèbres, tels que le phlogistique ou l’éther (entités – certes dénuées de toute puissance magique – mais tout aussi inexistantes, et dont la « nécessité logique » s’était imposée pendant fort longtemps).
L’une des idées qui, tout le long de l’histoire, a fortement été « substantialisée » est celle du Mal. Les Zoroastriens – et d’autres dualistes – en ont fait une divinité, une sorte de principe du Mal en lutte cosmique avec son opposé, le principe du Bien. Dans la majorité des cas, cependant, le Mal a été considéré comme une substance peu ou mal définie, nécessairement protéiforme, qui peut se déplacer d’une personne vers une autre, d’une personne vers un objet ou réciproquement (comme dans le cas du vaudou haïtien).
Cette conviction que le mal existe d’une manière ontologique, substantielle, est quasi universelle. On la retrouve sous de nombreuses formes différentes, mais son principe de base est le même. Et ses conséquences sont partout pareilles. Car, puisque le Mal est une entité conservée et par suite déplaçable, il suffit de la faire porter à une entité particulière et de détruire la dite entité pour que le Mal disparaisse avec elle. On voit très rapidement comment cette croyance – au départ fondée sur une hypothèse cognitive – peut venir servir à point les causes de la tribu.
En effet, en unifiant les forces collectives de la tribu autour d’une seule victime expiatoire (innocente ou non, car là n’est pas la question), il devient très aisé à la fois de « vider » la tribu du mal qui la ronge (et qui peut parfois se manifester par des maladies, des morts, etc.) et – par la même occasion – de raviver l’union sacrée de la tribu puisque le rituel d’expiation détache le Mal du collectif entier pour le reporter sur une seule victime expiatoire.
Les « boucs émissaires » ont donc existé partout et toujours, pas seulement dans les tribus primitives mais à chaque fois où un collectif – ayant éprouvé un malaise certain – retrouve son unité et sa bonne conscience en « transférant » le malaise en question sur un individu ou un groupe qui – malgré leur innocence parfois reconnue – se « chargent » de cette force malfaisante pour mieux en débarrasser le collectif, ainsi rassuré, réunifié, redynamisé. C’est ainsi que, dans une Europe malade de ses nationalismes, les juifs en globalité sont devenus la cause de tous les maux et par suite la victime la plus « appropriée » pour le déchaînement des haines. Mais c’est également de la même manière que, dans une entreprise, un salarié peut devenir la bête noire de tous, d’une manière d’autant plus virulente qu’il est inoffensif. On retrouve le processus identiquement à l’œuvre dans les corps d’armée, de même qu’il se manifeste – toujours égal à lui même – dans les cours des écoles.
A dessein, j’ai pris ci-dessus des exemples extrêmement variés pour montrer que c’est le même mécanisme qui intervient dans tous ces cas et dans bien d’autres. Parfois, il abouti au sacrifice humain terminal, c’est-à-dire à la mort de la victime expiatoire. Dans les temps anciens, c’était la jeune personne (appelée pharmakos) qui était sacrifiée aux dieux de la Grèce antique ou au dieu Baal à Carthage. Les Romains pratiquaient aussi des rituels analogues qui, parfois, se limitaient à une victime animale mais qui, parfois aussi, dérapaient vers le sacrifice d’un être humain. Dans la loi romaine archaïque, il était d’ailleurs légalement possible pour une personne innocente de « reprendre » sur elle-même la charge de la peine d’un coupable, tissant ainsi un lien de conservation du Mal entre coupable et victime expiatoire.
Il est important de préciser ici que le transfert du Mal d’un individu vers un autre n’est en aucun cas un geste symbolique lorsque l’on est convaincu du caractère substantiel, réel, du Mal. Les rituels du transfert du Mal ne jouent pas un rôle imaginaire et il ne s’agit nullement d’une représentation. Ils obéissent à une réalité aussi dure que celle du transfert du feu, par exemple, d’une chandelle allumée vers une autre.
Enfin, notons que ce sont principalement les ouvrages de René Girard qui ont donné à la notion de « bouc émissaire » son interprétation moderne. En associant ce mécanisme avec celui de la violence et du sacré, René Girard a permis d’ancrer cette idée dans une approche thermodynamique (conservation de la puissance du Mal et son transfert d’une entité vers une autre comme un moyen d’éliminer la violence qui risque de perturber l’équilibre social). Comme de nombreux exégètes comprennent de cette manière la rédemption des péchés des hommes (par le biais de la venue et de la mort du Christ sur la croix), ce phénomène s’est retrouvé prenant une place centrale dans certaines interprétations des Évangiles, malgré tous les efforts du monothéisme depuis Abraham visant à interdire le sacrifice humain.

Dictionnaire conceptuel

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