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Démocratie

Sur le plan étymologique, association du « peuple » – demos – et du « commandement » – kratein.

Sur le plan théorique, régime dans lequel, en principe, le peuple souverain commande. Voir par exemple le discours de Gettysburg (1863), prononcé par Abraham Lincoln qui introduisit le qualificatif – ou le slogan ? – «Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Bien entendu, la démocratie réelle n’a jamais été autre chose qu’un idéal, une sorte de mécanisme dont les rouages seraient si bien huilés que le gouvernement du peuple par le peuple se ferait sans incidents notables – les conflits étant réglés par les délibérations – et sans perturbations graves, la première de celles-ci et la plus dangereuse étant la guerre civile.

Dans les époques reculées, une démocratie limitée existait déjà sous la forme d’un Conseils des Sages, c’est-à-dire principalement un Conseil des Ainés, dans les tribus où les décisions étaient prises d’une manière collective, souvent consensuelle ou simplement respectueuse des avis des Anciens. Bien sûr de telles décisions, que l’on peut qualifier de « démocratiques » dans le sens où elles étaient acceptées par tous, ne devaient pas outrepasser les limites du sacré : les décisions de guerre ou les injonctions du Sorcier ou du Chaman qui, sur certains sujets, avait un pouvoir absolu.

Comme son nom l’indique, la démocratie telle que nous la connaissons, est une « invention » grecque, et non seulement athénienne. La constitution de Sparte, par exemple, fait elle aussi référence au Peuple souverain. De nombreuses autres Cités-Nations sur le territoire grec pouvaient également être considérées démocratiques, avant que le pouvoir impérialiste athénien ne vienne leur imposer la démocratie selon Athènes. Voir : Sans commentaire/la démocratie d’Athènes

C’est sans doute Lycurgue, selon les dires de Plutarque, qui eut le mérite le premier de bien comprendre qu’il n’y a pas de Cité sans en finir au préalable avec le système tribal qui faisait que chaque cité, Sparte comme Athènes ou les autres cités grecques, étaient en réalité une adjonction de tribus « à l’ancienne » qui s’entretuaient entre elles et ne s’unissaient que contre un ennemi commun.

Lycurgue (800 – 730) est peut-être une figure légendaire ; nous n’en saurons probablement jamais rien. Voilà comment Plutarque (Vie de Lycurgue VI, 2) raconte la « révélation » faite à Lycurgue : « Fonde un sanctuaire de Zeus Scyllanos et d’Athéna Scyllania ; distribue les tribus et arrondis les arrondissements ; institue une gérousia de trente personnes avec les chefs suprêmes ; de saison en saison, réunis l’apella entre Babyca et Chnacion ; ainsi consulte et dissous ; mais le peuple aura toujours le pouvoir de contredire et de décider ».

« Gérousia » est un conseil des Anciens. «Apella » – selon Plutarque – l’Assemblée du peuple. Les textes anciens sont très flous concernant les mécanismes de la démocratie de Lacédémone. Mais ce n’est pas notre problème ici. Car deux phrases dans le paragraphe ci-dessus sont autrement plus fondamentales.

Le texte dit « distribue les tribus et arrondis les arrondissements », ce qui signifie clairement que l’un des premiers intérêts des nouvelles institutions est bien d’en finir avec le régime tribal. Voir : Les Essentiels/la tribu. Sans tribus particulières, il est impossible de constituer des élites fermées, il est impossible de prendre des décisions en référence aux divinités locales autours desquelles se rallient les groupes, les clans ou les tribus. Seules les divinités de Sparte en tant que totalité comptent, mais elles ne participent pas aux décisions politiques de la Cité.

La seconde phrase importante est bien entendu « le peuple aura toujours le pouvoir de contredire et de décider ». Là aussi, on retrouve l’idée d’un peuple souverain, si non d’une manière continue, du moins de manière à modifier les règles d’exécution de la Constitution s’il le souhaite. Quelques siècles plus tard, Athènes se dote d’une constitution et d’une philosophie politique nettement plus précises et moins ancrées dans des concepts archaïques.

L’un des plus importants concepteurs de la démocratie athénienne est un visionnaire du nom de Clisthène (565 – 492). Le génie de Clisthène fut de constater que le seul moyen de donner aux athéniens l’envie de s’unir sous la houlette de la Cité d’une manière permanente était de transférer leurs allégeances de leurs tribus respectives vers la Cité, désormais considérée comme une et indivisible. Et à nouveau on retrouve le problème résolu par Lycurgue, celui des tribus et de leur transformation en une unité cohérente.

Hérodote raconte comment Clisthène a jugé utile de commencer par « casser » les tribus athéniennes et de les remplacer par d’autres, dont la connotation symbolique était nettement moindre. En d’autres termes, au lieu des « tribus » classiques avec leurs systèmes d’appartenance, leurs élites au pouvoir, leur gouvernance par le sacré, mais aussi leurs vendettas, leurs guerres intestinales qu’elles n’abandonnaient que pour s’unir contre un ennemi extérieur, au lieu de tout cela, les nouvelles « tribus » créées par Clisthène devenaient de simples représentations administratives, des arrondissements.

Voici la version d’Hérodote (Histoire, V, 69)
Clisthène l’Athénien, qui tirait son nom de Clisthène de Sicyone, sou aïeul maternel, ne voulut pas, je pense, à son imitation, que les tribus portassent le même nom à Athènes que parmi les Ioniens, à cause du mépris qu’il avait pour ceux-ci. Lorsqu’il se fut concilié la bienveillance de ses concitoyens, qui avaient perdu auparavant tous les privilèges d’un peuple libre, il changea les noms des tribus ; d’un petit nombre il en fit un plus grand ; au lieu de quatre phylarques, il en créa dix, et distribua les bourgades dans les dix tribus. S’étant ainsi concilié le peuple, il prit un très grand ascendant sur le parti qui lui était opposé.
Cette transformation d’un système archaïque et profondément ancré dans l’esprit humain (celui de la tribu) vers un système construit rationnellement et d’une grande abstraction, ne pouvait se faire que si les citoyens d’Athènes acceptaient le changement. La « conciliation » du peuple était donc nécessaire et si elle advint, c’est parce que le peuple comprit que les réformes de Clisthène le rendaient lui-même souverain.
Une façon schématique de représenter les réformes de Clisthène peut les résumer en quatre piliers, tous fondamentaux et tous complémentaires.

  • La création d’institutions abstraites, au premier rang desquelles, la Constitution (sorte de « modus operandi » du régime démocratique).
  • L’isonomie : ou l’égalité de tous devant la loi
  • Le vote individuel : un individu, une voix
  • Et enfin l’existence d’un bien public (une « res publica ») une entité qui « appartient » à l’ensemble des citoyens d’Athènes et qui les fédère.

Ces quatre « piliers » restent les mêmes dans les démocraties modernes. Nous allons donc les analyser un peu plus en détail, point par point. Nous traiterons des évolutions de la démocratie dans les époques modernes dans d’autres entrées.

Les institutions : ce sont des entités abstraites, des textes comme la constitution, ou des rôles, tels que ceux des juges, des archontes, de l’assemblée restreinte (la Boulè), etc… Les institutions ont pour but de distinguer entre les positions de pouvoir et les individus dans lesquels ces pouvoirs s’incarnent. Ainsi, un juge – ou de nos jours plus généralement un grand commis de l’Etat – ne possède les pouvoirs qui lui sont conférés qu’en tant que « représentant » provisoire et donc passager des institutions. Le découplage entre le poste et la personne qui l’incarne est essentiel pour que le poste ne devienne pas héréditaire et pour que la personne en question ne soit pas sacralisée. La constitution est un texte sur lequel il y a consensus et que tous sont sensés respecter. Une constitution n’est pas sacrée, par suite, elle est modifiable, mais selon certaines conditions qui varient d’une Cité à une autre. La Constitution d’Athènes a été l’objet d’un livre d’Aristote et celle de Sparte est restée célèbre pour le système politique complexe qu’elle a instauré et dont les Lacédémoniens étaient fiers.

L’isonomie : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’Etat de droit. Cela signifie que tous les citoyens sont égaux devant la loi, principe essentiel pour éliminer des processus de gouvernement et de justice les abus de pouvoir des riches et des puissants. Bien sûr, le fonctionnement parfait de ce régime est un idéal qu’il faut tenter de garder présent à l’esprit afin de contrôler les tendances naturelles des uns qui vont vouloir abuser du système et des autres qui sont tentés de souscrire aux avis des puissants pour raisons d’intérêts personnels ou de clientélisme.

Un individu, une voix : la démocratie grecque était une démocratie directe, c’est-à-dire que les citoyens (qui n’incluaient ni les femmes, ni les « métèques », ni les esclaves) exprimaient leur choix au sein de l’assemblée, selon des modalités différentes. Evidemment, le choix de chaque individu peut être influencé par le choix des puissants de sa tribu ; malgré cela, le choix n’est pas celui de la tribu dans sa collectivité. Chacun peut donc faire un choix qui ne soit pas celui de son clan ou de sa chapelle. Le vote de chaque individu, distingué de celui des siens, peut ne pas faire une grande différence sur le plan politique. En revanche, il est essentiel sur le plan pédagogique, celui de l’éducation à la démocratie car il signale à chacun sa capacité de choisir indépendamment de l’influence que voudra toujours exercer sur lui son groupe, sa classe sociale, sa famille, etc…

La « res » – chose en latin – publica – d’où l’on a tiré le nom de République : Pour que les différentes tribus acceptent de s’unir sous la bannière d’une Athènes unique, il fallait que tous les citoyens puissent comprendre qu’ils possèdent « quelque chose » en commun. Ce quelque chose comprenait tout ce qui était considéré comme public : les institutions, les lieux, les services. Il fallait que chaque individu puisse dire « ceci est à moi » de la même manière que cela appartient « à mes concitoyens ». L’idée de la chose publique est essentielle pour unir des citoyens par-delà leurs appartenances tribales, en leur donnant un lieu (un territoire) ou une valeur (un projet) sur lequel ils pourraient tous adhérer.
Il faut remarquer que la démocratie grecque est restée profondément tribale par plusieurs aspects. L’un des plus importants est l’ostracisme, qui consiste à voter, non la mort, mais l’éloignement – provisoire ou définitif – de l’individu jugé pour un méfait ainsi régi par la loi. Pour beaucoup, le fait d’être ostracisé était considéré de loin plus grave qu’une condamnation à mort, d’autant que le suicide, dans les sociétés grecques était jugé parfaitement acceptable lorsque l’honneur de l’individu est en jeu.

La démocratie d’Athènes – ainsi que celle des autres Cités-Nations – s’est achevée d’une manière désastreuse. Le Peuple (demos) emporté par ses émotions, redevenait Foule (ochlos). La rationalité du projet initial était perdue. Les citoyens d’Athènes demandaient toujours plus : plus d’argent, de pouvoir, de domination sur les voisins etc. Par la suite, la méfiance des Sages à l’égard du Peuple grandissait. Ainsi, Platon et Aristote n’ont guère d’estime pour le régime démocratique car ils ont compris que pour l’appliquer d’une manière fructueuse, il fallait au préalable garantir que le Peuple est éduqué et prudent, faute de quoi, démocratiquement, il pouvait entraîner la Cité dans les projets les plus fous et les plus suicidaires. La prudence aurait donc dû inciter à ne pas nécessairement suivre l’avis du Peuple. Avec une question préalable fondamentale : qui a la légitimité (puisque le Peuple est souverain) pour décider de ne pas prendre en compte la décision de ce même peuple ?

Dictionnaire conceptuel

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