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La Raison

Définition

La Raison est un outil de réflexion qui se caractérise par deux propriétés principales, la seconde découlant de la première :
– La Raison est réflexive : elle seule est capable d’appliquer ses propres méthodes sur ses propres résultats,
– La Raison est associée au doute comme les deux facettes d’une même médaille : en raison de sa nature dialectique, la Raison est la seule faculté humaine qui peut émettre des jugements par essai et erreur. Alors que les sensations, les émotions et les souvenirs sont vécus dans l’immédiateté pure, seule la Raison permet d’en affiner la prise de conscience. C’est la réflexivité qui permet à la Raison d’admettre la possibilité de l’erreur et de chercher son chemin dans d’autres directions.

 

Méthode

La stratégie de l’essai et de l’erreur est une méthode d’apprentissage fréquente dans le monde animal et, probablement, universelle chez les mammifères. Cependant, chez la totalité d’entre eux à l’exception d’homo sapiens, elle est prisonnière de l’action.
La présence du langage et la capacité spécifiquement humaine de construire des discours à propos du futur, permettent d’utiliser l’essai et l’erreur sous forme d’hypothèses, que l’on teste et que l’on peut éventuellement rejeter, soit en en choisissant d’autres, soit en les réfutant par l’expérience.

 

Individuation et conscience de soi

La Raison est seule capable de porter des jugements novateurs sur soi et sur le monde ; sa capacité critique unique en fait, par définition, une méthode à usage individuel, ce qui explique la simultanéité de l’apparition de la Raison et de l’individu dans l’histoire.
L’association entre individuation et rationalité est nécessaire car :
– l’essai et l’erreur en tant que méthode d’apprentissage ne peut s’intégrer dans l’usage de la Raison que par le biais d’une démarche individuelle (ce qui ne veut pas dire solitaire)
– un collectif est – par définition – un réservoir d’émotions sociales (compétition, jalousie, haine, orgueil, honte, etc.) qui sont difficilement conciliables avec un usage serein de la Raison et de ses capacités critiques. D’où la nécessité de réguler fortement les collectifs pour éviter la violence qui ne manque pas de s’en dégager.

 

Abstraction

Il existe sans doute autant de méthodes de raisonnement différentes que de spécialisations. La façon de raisonner d’un mathématicien est différente de celle d’un menuisier, qui elle-même diffère de celle d’un ingénieur etc.
Il est cependant possible de diviser les modes de raisonnement en deux grandes catégories principales, selon que l’on prend en compte ou non la faculté d’abstraction. On peut donc soit raisonner à partir du concret et de lui seul (on reste dans ce cas limité au monde social et à celui des objets d’usage courant), soit lui associer l’abstrait et ouvrir ainsi la voie vers les différentes formes de spéculation.

L’abstraction – la capacité de penser des notions universelles (pi, la liberté ou la transcendance) – est une faculté exclusive de l’être humain qui est apparue relativement tard dans le développement des civilisations. Elle a permis à la Raison spéculative et hypothético-déductive de prendre son essor, en ouvrant la voie vers la création d’une infinité de concepts nouveaux et d’hypothèses nouvelles. Seule l’abstraction permet de construire des concepts de portée universelle.

 

Hypothèses et déductions

Le principal usage de la Raison consiste à poser des hypothèses (sous forme de postulats), à en déduire des conséquences logiques (non contradictoires) et à tester ces conséquences.
Lorsque l’hypothèse concerne le monde extérieur, le test idéal de ses conséquences consiste à les soumettre à une application externe. Leur réussite ne signifie nullement que l’hypothèse est vraie mais leur échec entraîne immanquablement la conclusion que l’hypothèse est fausse.
Lorsque l’hypothèse ne possède aucun lien avec le monde extérieur (comme c’est le cas, par exemple, lorsqu’on utilise la Raison à des fins de jugement moral, de connaissance métaphysique, ou de construction mathématique, etc.), le seul test possible est celui de la cohérence interne.
Mais dans tous les cas, pour qu’une hypothèse de départ puisse être efficacement sollicitée et exploitée, il faut qu’elle soit édifiée à partir d’un point stable, invariable (une certitude de principe, même si l’on sait qu’elle sera provisoire), car une hypothèse molle ne peut entraîner aucune conséquence significative.

 

Le tiers-exclu

Ce point stable, irremplaçable, s’appelle la règle du tiers-exclu.
Il décrète que, dans certaines formes du discours, un jugement précis doit poser une alternative stricte, de la forme a ou non-a (e.g. « si un nombre est entier, il se doit d’être pair ou impair » : il est impossible qu’il soit encore autre chose, d’où l’expression tiers exclu).
Le tiers-exclu n’est pas une loi universelle ; en revanche, c’est bien la règle du tiers exclu qui permet que certaines formes de discours soient universelles. En effet, les situations partielles où la règle du tiers-exclu ne s’applique pas sont légions, y compris en mathématiques (e.g. on peut démontrer qu’un nombre irrationnel est pair et impair à la fois). Mais la définition du nombre irrationnel, qui exclut qu’il soit confondu avec un nombre rationnel, est conforme à la règle du tiers exclu.
Il est essentiel de bien comprendre que la règle du TE ne s’applique que dans le champ du discours à propos d’entités abstraites. En effet, le tiers-exclu ne fonctionne que rarement sur les jugements à propos des êtres humains (toujours capables de contradictions simultanées).

 

Raison explicative et Raison justificative

Tout ce qui précède permet de constater que l’usage de la Raison ne possède en lui-même aucune autre finalité clairement établie a priori. C’est pour cela qu’il est toujours possible de mettre la Raison soit au service de causes nobles ou pour le moins neutres ou bien de l’utiliser pour faire avancer des causes moins recommandables.
Lorsque la Raison est au service des émotions, tout en procédant de la manière rigoureuse qui lui est prescrite, elle est capable d’aboutir à des conclusions dont la finalité n’est pas de tester une hypothèse par le biais de l’essai et de l’erreur mais bien de convaincre par le biais d’arguments qui vont davantage affecter les récipiendaires que les convaincre.
Il est toujours possible de détourner la Raison de ses voies explicatives vers des voies justificatives qui vont servir l’intérêt d’un individu ou d’un collectif. Le bon usage de la Raison est l’intelligence, son usage détourné ou dégénéré s’appelle la ruse.
Il existe donc deux stratégies de la Raison. L’une, éthique, ne vise que la rigueur du discours et sa pureté logique ; elle permet à l’individu de conserver son autonomie critique et sa liberté à l’égard du système ainsi construit. La seconde, manipulatrice, est orientée vers la justification d’une action, d’une conviction ; elle est souvent à usage collectif et se trouve toujours au service d’un affect. Son principal outil est alors non l’argumentation mais la rhétorique, l’art du discours.

 

Rationalité, modernité, tribalité

L’homme a l’habitude de brûler ce qu’il a adoré. Après deux siècles où l’on a prévu que la Raison triomphante allait régler tous les problèmes de l’humanité, le retour du pendule est à la hauteur de l’idolâtrie qui a précédé. Aujourd’hui, les philosophes post-modernes, les déconstructivistes, les herméneutes, certains sociologues, ont déclaré la guerre à la rationalité, sans tenir compte du danger pressant de la tribu qui est la seule alternative à une Raison dont les pouvoirs sont certes modestes sur le plan humain, mais dont l’exercice est – et restera – salutaire.