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Histoire de la propriété individuelle – Chapitre II

Le rapport de pouvoir le plus banal, le plus brutal est incontestablement celui de la force physique.
En dernier recours, et quel que soit le degré de civilisation atteint par une société donnée, y compris de nos jours, c’est donc la force physique qui reste le donné fondamental de l’accès à l’appropriation non parce qu’elle pratiquée, mais parce que, en fin de compte, elle reste la seule inconditionnellement praticable(1).

Note 1

Cette constatation mériterait un développement nettement plus détaillé qu’une simple note. Mais il convient déjà d’attirer ici l’attention sur le fait que le véritable péché originel, celui dont l’être humain portera toujours les marques dans sa tête, est la possibilité – toujours envisageable – que l’on puisse se débarrasser de l’autre en l’éliminant physiquement. Le meurtre (ou la guerre, ce qui revient au meurtre légitimé) est toujours pour l’être humain une solution possible à quelque problème que ce soit, une solution certes expéditive mais radicalement efficace. Tuer son congénère – y compris pour les raisons les plus futiles – est si profondément ancré dans la nature du mental humain (en tant que solution à un problème donné) qu’il ne serait pas déraisonnable d’inclure le meurtre comme un critère de l’humanité de l’homme au même titre que le rire ou l’universalité de l’interdiction de l’inceste. Caïn et Abel ne sont jamais loin !

Par suite, je distinguerai donc entre la possession qui est l’expression immédiate d’une appropriation par la force physique immédiate et la propriété qui est l’accès à l’appropriation dans lequel la force physique (toujours la seule utilisable en dernier recours) est cependant elle-même médiatisée par quelque chose d’autre.
Les formes médiatrices peuvent être symboliques (religieuses, dans le sens païen du terme), éthiques, juridiques ou politiques, commerciales, ou sociologiques. Ce sont elles qui varient au travers des siècles. Seuls restent deux invariants : le premier est la force physique comme premier recours ou comme solution ultime et le second, l’aboutissement du processus d’appropriation, la possibilité (le pouvoir) d’user de sa propriété, de son bien, pour le vendre, le donner, ou le détruire.

Les premières possessions de l’homme

Revenir en arrière, dans l’histoire de l’humanité, ne nous ramène pas toujours à une horde primitive ressemblant aux groupements de chimpanzés ou de gorilles. Cependant, pour ce qui concerne la propriété, il est probable que la possession, c’est-à-dire l’acte de soumission par la force brute, rapproche considérablement l’être humain de ses « cousins ».
La possession n’a en effet nul besoin des pouvoirs mentaux supérieurs pour se manifester, surtout s’il s’agit de la mainmise brutale et inévitable du « chef » de la horde sur les femelles. Cette organisation sociale, déterminée probablement par un comportement sexuel déjà fortement hiérarchisé chez les grands primates, s’est sans doute reproduite pendant les longues périodes de la gestation des capacités symboliques et cognitives de l’homme.
Ce ne serait donc que tardivement – lorsque l’être humain a pris conscience du fait que la possession pouvait s’étendre à d’autres entités que les femelles du groupe et qu’elle pouvait avoir des significations symboliques diverses – que la notion consciente de possession est apparue et a pu se développer.
Curieusement, les analystes et les historiens de la notion de propriété ne vont guère plus loin que la « propriété d’objets » pour rendre compte du développement du concept. Or, la comparaison entre les structures sociales humaines et celles des primates indique, pratiquement sans l’ombre d’un doute, que la femme a été la première propriété (lire possession) de l’homme. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre qu’elle ait par la suite eu ce destin d’être considérée – au mieux – comme une valeur marchande ou – au pire – comme un poids dont il vaut mieux se débarrasser le plus rapidement possible, par le mariage…ou le meurtre.
La possession de la femme s’est sans doute ensuite étendue à celle des autres éléments humains du groupe, c’est-à-dire principalement aux esclaves et aux enfants. L’idée que ces derniers sont « propriété » de leurs géniteurs est probablement elle-même plus récente que la possession d’esclaves (2).

Note 2

Il est profondément ironique de constater que, dès 1926, La Ligue des Nations avait défini l’esclavage comme suit : « L’esclavage est le statut ou la condition d’une personne sur laquelle sont exercés tous les pouvoirs liés au droit de propriété ». Encore un terrible anachronisme.

Toutes ces formes d’appropriation ne doivent cependant pas être lues au travers du prisme de la propriété moderne, mais bien de la « mise à disposition « totale que constitue le pouvoir absolu du chef du groupe sur les entités humaines qui composent son entourage.
Il n’existe donc pas d’ »esclaves » dans le sens moderne du terme dans une société primitive, non pas parce que la possession absolue de l’homme par l’homme n’y est pas de mise, mais surtout parce que l’idée de l’être humain singulier, individu libre – et par suite seul à avoir un pouvoir sur lui-même – n’était pas encore venue à l’existence. L’esclave, dans le sens moderne du terme, ne peut exister sans son complémentaire, l’homme libre dont – en principe – il pourrait (et devrait) être l’égal en droit.
Dans les grands empires, il doit être possible d’imaginer que ceux que l’on appelle aujourd’hui des esclaves, étaient surtout une sous-caste, asservie car prise en otage pour des raisons de guerre, vendus en tant que marchandise, non à des acheteurs citoyens libres d’une société libérale, mais à des potentats, appartenant à une autre caste, celle privilégiée dont émane le pouvoir.
Dans cette logique, le véritable esclavage ne commence qu’avec la venue à l’existence de l’homme libre (en tant qu’idée éthique et en tant que fait politique), c’est-à-dire encore une fois, au plus tôt à partir du premier millénaire avant J.C.
La possession de la femme quant à elle s’est longtemps développée et sa sophistication s’est accrue en fonction des nécessités sociales ou des symboliques culturelles qu’elle représentait en tant que signe de richesse ou produit économique, « marchandise politique » ou pure force de travail domestique.
Il est tout à fait possible de comparer entre la possession des femmes et celle des esclaves. Ces deux formes d’appropriation par la force existent toutes les deux depuis la nuit des temps. Elles sont toutes les deux le produit net d’un rapport de pouvoir quasi-absolu. Leur rôle économique est indiscutable et le raisonnement qui sous-tend leurs existences est identique.
Je n’avance pas cette hypothèse de manière provocatrice. Si l’on tient compte des présupposés épistémiques et anthropologiques proposés plus haut, il serait probablement possible de démontrer que la vocation de l’être humain de considérer une entité comme lui appartenant a dû débuter avec des appropriations d’humains (femmes, enfants, esclaves), bien avant de se transformer en appropriations d’objets, qui sont des entités plus abstraites et dont l’intérêt en tant que possessions est moins immédiat que celui des premières.
D’ailleurs, la tendance humaine qui consiste à s’approprier femmes, enfants et « esclaves » reste bien présente aujourd’hui malgré les multiples garde-fou et avertissements éthiques, juridiques ou politiques qui tentent d’amener l’humanité dans une direction contraire.

De la possession au dominium

L’idée de propriété est donc de loin plus récente que sa pratique. La propriété en tant que possession est véritablement une action élémentaire fondée sur un pouvoir total, opérant à la fois d’une manière immédiate (de fait) et absolue (qu’il est impossible de remettre en question, faute d’en avoir l’idée). La propriété en tant que droit, elle, vient remplacer la première à partir du moment où des sociétés se sont suffisamment organisées pour mettre de l’ordre dans les conflits potentiels qui peuvent jaillir entre les groupes qui les composent.
Mais ce progrès ne signifie nullement que l’idée de propriété en soit pour autant devenue analogue à celle que nous possédons aujourd’hui. La Cité grecque, possédant elle-même le pouvoir (sacré, qui plus est) sur ses terres, ne léguait le pouvoir d’accéder à la propriété qu’à ses seuls citoyens, sans jamais tenir compte de la possibilité qu’elle soit elle au service de ces derniers et non l’inverse. L’idée d’un État débiteur n’était même pas venue aux autorités d’Athènes, Cité dont la sophistication avait cependant atteint des sommets inconnus ailleurs dans l’Antiquité (3).

Note 3

Selon Moses I. Finley (Studies in land and credit in ancient athens 500-200BC ; Transaction Books, 1985): « L’implication [de l’État] en tant que débiteur était virtuellement impossible, car les dettes publiques ont toujours été l’exception au travers de l’histoire grecque, et ils étaient totalement inconnus à Athènes ».

L’empire romain, quant à lui, érigeait la notion de dominium en un analogue de l’appropriation totale d’un lieu et de tout ce qu’il contient avec néanmoins une réserve essentielle : le dominium constituait la légitimation du pouvoir total des patres non seulement sur une terre et ce qu’elle contient (ceci n’advient d’ailleurs qu’au cours de l’évolution de l’empire romain), mais surtout sur toutes les personnes qui font partie du groupe, famille, femmes, enfants et esclaves.
Le fait que le chef de clan avait – par la loi – droit de vie et de mort sur ses gens, implique automatiquement que la notion de propriété dans le droit romain n’est en rien proche de notre propriété individuelle. Bien au contraire, elle ressemble à s’y méprendre avec la coutume de la possession par la seule force physique et pourrait bien n’être qu’une légitimation d’un état de fait qu’il aurait été extrêmement difficile de remettre en question dans l’Antiquité gréco-romaine. D’ailleurs, le nom qui la qualifie est significatif de sa portée, le droit romain distinguant entre le dominium et la possessio, capacité d’usage d’un bien sans pour autant avoir un pouvoir total sur lui.
Il est important de remarquer que le dominium, dont le privilège se limitait aux seuls citoyens romains, ne tenait compte de l’individualité du pater familias en tant que tel que par commodité. Le dominium était en réalité la propriété d’une famille, d’un clan, dont le chef représentait uniquement la part émergée de l’iceberg comme dans toute hiérarchie tribale banale.

L’avènement de l’individu éthique dans le monothéisme

Le monothéisme en général – et, en Europe médiévale, le christianisme en particulier – est venu poser crucialement la question de la domination des êtres humains, que ce soit sur la terre dans sa totalité ou que ce soit sur une parcelle de cette entité qui appartient – selon lui – à Dieu, par définition.
L’un des premiers commandements adressés par Dieu aux hommes, « tu ne tueras point », refuse définitivement d’accorder la moindre légitimité au droit de vie et de mort sur quiconque : esclave, femme ou enfant. D’un droit commun, la possession, en tant que pouvoir de vie et de mort sur les autres, se transforme en un interdit qui ne réussit cependant pas à libérer totalement femmes, esclaves et enfants, de la possibilité de l’appropriation.
C’est donc seulement grâce à l’arrivée politique du christianisme dans l’empire romain, que l’idée qui consiste à affirmer la maîtrise totale du chef de famille sur le reste de son groupe commence à tomber en désuétude.
Il est important de tenir compte de cette avancée, apportée par le monothéisme qui, de par sa nature strictement éthique, est cependant en général totalement incapable de jouer un rôle quelconque dans l’usage de la propriété en tant que relation de pouvoir – à finalité de commerce ou d’échange – entre individus ou groupes.
Certes, il est possible d’affirmer que le monothéisme accrédite indirectement l’idée de la propriété (celle des objets meubles ou celle du foncier) au travers du commandement « tu ne voleras point » et en légitimant l’héritage. Mais, si l’interdiction du vol autorise implicitement l’accès à la propriété, elle ne la légitime pas pour autant. Cependant, en construisant une définition nouvelle de l’être humain (en particulier dans son rapport à son prochain), il interdit de facto la possession, ouvrant ainsi la porte à une notion de propriété dans laquelle se trouve profondément intégrée une dimension éthique de la responsabilité individuelle.
Deux sortes de propriétés sont explicitement présentes dans les Écritures, celle de la Terre entière, donnée universellement à l’être humain (le domaine de Dieu), en tant que lieu de vie, par définition provisoire et, d’autre part, celle de la capacité de travail de chacun, universellement décrétée par le commandement enjoignant à Adam de gagner sa vie à la sueur de son front.
L’être humain en tant qu’individu-susceptible-de-capitaliser est bel et bien né dans ces quelques phrases qui permettent à chacun de devenir le propriétaire de sa seule force de travail, une force de travail qu’il peut vendre (pour ce qui concerne la sienne), tout autant qu’il peut l’acheter (quand il s’agit de celle des autres). Ce travail amènera des biens, et ceux-ci peuvent ensuite être hérités selon des lois précises.
On voit ici que le principe éthique qui régit – sans jamais réellement entrer dans les détails – la question de la propriété donne à chacun à la fois un droit minimal, la propriété de sa propre force légitimée universellement par un commandement divin. Ce droit consiste en fait en une interdiction de la propriété sur autrui, puisque la seule chose que l’on devrait pouvoir acheter chez quelqu’un d’autre est sa force de travail et non son existence physique totale.
En admettant implicitement l’existence d’une propriété polymorphe, et en limitant à la force de travail l’unique propriété intrinsèque à l’être humain individuel, celle qui entre autres possède la justification suprême de participer à l’élévation de l’homme à la dignité d’homme, le monothéisme tentait de régler les problèmes liés aux pires démesures que l’idée de possession avait entraînées.
L’un de ceux-ci – et non des moindres – était celui du don ; ce dernier, nous l’avons vu, est capable d’entraîner les hommes dans une surenchère d’offrandes (adressées aux dieux et aux hommes) et de leur faire ainsi commettre les pires horreurs.
La signification du don a dû être changée de fond en comble : d’acte de prestige il devient discret ; de choix d’apparat, il se transforme pour le judaïsme et l’islam en un impôt sèchement calculé et strictement destiné aux nécessiteux ; alors qu’il émanait dans la logique tribale d’une volonté de mettre l’autre au défi de répondre, il est transformé en une expression discrète de charité « gratuite ».

Propriété et féodalité

Mais le monothéisme strict échoue face à une logique tribale toute puissante, faite de relations collectives de pouvoir et de domination. Malgré le christianisme « ambiant », la société féodale en Europe est si caractéristique de la sophistication atteinte par la notion de propriété/possession en tant que pouvoir qu’elle peut se définir à partir d’elle.
La conception féodale de la propriété est en effet universelle et on la retrouve, presque à l’identique dans de nombreuses sociétés. La féodalité a ceci de particulier qu’elle conçoit la propriété foncière comme une hiérarchisation des pouvoirs sur un domaine quelconque de manière à refléter la hiérarchie des clans qui composent la strate dominante de la société, une hiérarchie qui légitime – en cascade – l’utilisation du domaine en tant que propriété d’une famille ou d’un clan donné.
Un texte absolument fascinant sur ce sujet est le Domesday Book (ou « livre du jugement dernier », un extraordinaire document en forme de livre de comptes datant de Guillaume le Conquérant –1085 – et répertoriant la totalité du patrimoine des îles britanniques). On y voit à quel point la notion de propriété est avant tout un rapport social, une relation entre les différentes hiérarchies de l’aristocratie occupante, une classification qui descend par degrés jusqu’aux occupants derniers des différentes terres, les vilains et les serfs.
Cette forme d’équilibre social instauré par la société féodale est quasi universelle, à partir du moment où les sédentaires s’installent dans des rapports hiérarchiques de pouvoir. En effet, d’une part, on retrouve le même genre de structure dans des sociétés extrêmement différentes des sociétés occidentales, telle que la société japonaise par exemple (4).

Note 4

« …le système Shoen (le système des domaines = shoensei) consistait en un grand nombre de domaines fonciers dont les loyers servaient à entretenir (au meilleur niveau) une aristocratie relativement peu nombreuse et centralisée, les temples bouddhistes, les autels Shinto, et la cour impériale ». Thomas Keirstaead, The geography of power in medieval Japan, Princeton University Press, 1992. p. 10

D’autre part, y compris de nos jours et malgré les lois de la propriété moderne qui insistent sur la propriété individuelle, le parallèle reste toujours possible entre une hiérarchie sociale (classée par des rapports de pouvoir) et une hiérarchie patrimoniale (classée en fonction de la légitimation – par la loi ou dans les modes de représentation sociaux – des rapports de propriété).
Mais il existe une spécificité à la société féodale européenne que le Japon ou les pays islamiques ne pouvaient connaître. En effet, en terre « chrétienne » la société féodale a fondé sa conception de la propriété sur une étrange mixture entre un droit hiérarchique et clanique issu du dominium romain d’une part et, d’autre part, sur une institution catholique dont le devoir de charité excluait qu’elle puisse développer un monopole tribal à part entière, et ce d’autant que sa principale source de revenu était la multitude des dons (toujours le principe de charité) qu’on lui faisait pour des raisons diverses.
Sur le plan laïc, cependant, la mainmise des familles féodales sur la hiérarchie patrimoniale continuait de ressembler aux différentes formes de féodalité que l’on pouvait rencontrer ailleurs que dans les terres « chrétiennes », même lorsque – en Europe – le droit à la propriété foncière était consciemment érigé en institution protégeant le « clan » des propriétaires.
Il est intéressant, par exemple, de noter que la célèbre Magna Carta, citée comme l’un des textes pionniers garantissant « les droits de l’homme », était avant tout un outil insurrectionnel entre les mains des aristocrates britanniques afin de préserver leurs droits de propriété face aux pouvoirs – ainsi diminués – du Roi, comme l’indique la règle 52, dont le texte suit :
« Si quiconque a été saisi ou dépossédé de ses terres ou château par Nous, ou qu’il a été privé de ses droits et libertés sans un jugement légal de ses pairs, Nous lui restituerons ceci immédiatement. Et s’il survenait une dispute à ce sujet, la dispute sera alors conciliée par le verdict des vingt-cinq Barons mentionnés ci-dessous en égard pour la paix. Il en sera ainsi pour les biens de quiconque, qui ont été saisis par le Roi Henry Notre père ou le Roi Richard Notre frère, sans le verdict de ses pairs et que Nous avons en Notre possession, ou que Nous tenons par mandat (…) ».
La Charte protégeant aussi les propriétés de l’Église, le pouvoir de posséder devenait ainsi garanti par « Les vingt-cinq barons », c’est-à-dire encore une fois légitimé par le pouvoir dans l’intérêt de ceux qui possèdent ce pouvoir.

La propriété individuelle

Cependant, au cours du Moyen-Age, des voix commençaient déjà à se faire entendre pour nier la légitimité absolue du pouvoir humain sur la propriété. Ces voix, inspirées par la pensée chrétienne, souhaitaient soumettre ce pouvoir, considéré comme second à un autre pouvoir qui serait premier, celui de Dieu.
Aujourd’hui un tel discours pourrait nous sembler naïf, mais en réalité ses conséquences ont été immenses. Car la question que l’on dut poser fut la suivante : En admettant que Dieu soit l’ultime possesseur de la Terre, à qui parmi les humains peut-on considérer qu’elle fut donnée en régence (5) ?

Note 5

« Bien que certains théologiens aient été tentés de réserver le domaine à Dieu, la très grande majorité d’entre eux s’accordent pour poser que Dieu n’est pas tant le Seigneur unique que le Seigneur principal de la création ». Marie-France Renoux-Zagamé ; Origines théologiques du concept moderne de propriété ; Librairie Droz, Genève, Paris, 1987 ; p.54

La réponse à cette question excluait par principe l’inégalité de l’appropriation par des clans ou des collectifs qui auraient les uns « un droit naturel » de propriété supérieur au « droit naturel » qu’auraient les autres. Il ne restait donc que deux alternatives possibles. Soit, la propriété de la terre était donnée par la Transcendance à l’humanité en tant que telle, ce qui, du coup excluait toute possibilité de propriété individuelle autre que partielle et provisoire (chaque appropriation définitive devenant l’usurpation du droit d’un autre), soit la propriété était individuelle, c’est-à-dire que chaque être humain, considéré individuellement, avait « droit » à s’approprier une fraction de la Terre, en fonction des inégalités inhérentes à la nature humaine, inégalités d’héritage, de capacité de travail, de chance, d’intelligence…auquel cas l’équilibre devrait être rétabli par le biais de la charité, des dons et de formes de rééquilibrage juridique dont la Bible et le Coran expliquent les modalités.

La pensée médiévale s’est longuement débattue avec ce problème qu’elle n’a d’ailleurs jamais pu résoudre. Mais elle a légué aux successeurs deux postulats qui sont devenus les fondements de la notion de propriété dans les pays occidentaux :

  • la propriété, si elle est légitime, est forcément individuelle, c’est-à-dire nommément attachée à une personne singulière,
  • la propriété individuelle, parce qu’elle est individuelle, acquiert ainsi une coloration éthique qu’il est impossible d’occulter. Être propriétaire, c’est être responsable à l’égard de ceux qui n’ont pas cet avantage, cette chance ou cette capacité. C’est la volonté (par définition autonome et individuelle) qui permet de s’attacher à la propriété ou de s’en détacher en en faisant don à plus pauvre que soi.

L’invention du « droit naturel » dans sa version chrétienne, c’est-à-dire celle d’un droit fondé sur la légitimation des droits et des obligations de l’être humain par Dieu et par lui seul, est venue considérablement modifier la vue que l’on pouvait avoir de la propriété lorsqu’on l’étudiait uniquement au travers des textes juridiques romains appliqués aux époques médiévales. Ainsi, dans un monde fini, le droit individuel à posséder quelque chose était immédiatement contrebalancé par l’idée que ce prétendu droit était en fait un moyen de soutirer cette même entité à un droit identique…chez d’autres.
Mais le droit naturel (dans sa version chrétienne) incita les philosophes chrétiens à admettre l’idée d’une communauté de biens qui n’était en rien comparable à celle des tribus primitives puisque désormais elle se situait au-delà de la propriété et non en deçà d’elle. L’acceptation de la possibilité de la communauté des biens devenait donc une question de droits et devoirs conscients et libres, c’est-à-dire liés à la possibilité d’agir autrement, soit en donnant, soit en usurpant. La question de la propriété se transformait ainsi d’une relation de simple pouvoir en un problème économique (la place des pauvres), éthique (la responsabilité des nantis) et juridique (la régulation par le droit de l’impôt, de l’héritage, etc.).

La propriété bourgeoise

La logique du développement de la notion de propriété était ainsi mise sur de nouveaux rails et pouvait désormais suivre un chemin inexorable.
La prise de conscience éthique et juridique entraînait l’individuation de l’accès à la propriété et cette individuation elle-même ne pouvait qu’aboutir à la transformation de la notion de propriété en une légitimation d’une nouvelle forme de relation de pouvoir, celle qui existe désormais entre d’une part l’État, garantie unique de l’intangibilité de la propriété individuelle, et d’autre part le citoyen, dont l’accès à la propriété intégrale de son bien pouvait désormais être considéré comme un recours contre l’omnipotence toujours possible de l’État et une manifestation inconditionnelle de sa liberté – et par suite de sa responsabilité – individuelles.
Par l’intervention de l’Etat, la question de la propriété devenait enfin une question réellement politique. Mais, pour arriver, à ce stade, il faut pouvoir mesurer le chemin qu’il avait fallu parcourir. Depuis la possession primaire, la légitimation par le pouvoir aveugle, jusqu’à l’accession à la propriété en tant que droit citoyen ouvert à tous, il avait fallu quelques millénaires, au cours desquels la prise de conscience – dont la destinée hasardeuse n’évoque en rien le progrès historique défendu par les romantiques – a subi de nombreuses rechutes.
Ces dernières furent certes suivies par de nombreuses montées en puissance accompagnant les progrès économiques et politiques d’une Europe qui s’éveillait enfin à l’idée que si la propriété était synonyme de pouvoir, alors il fallait au moins qu’il y ait une réciprocité – même minimale – entre le pouvoir légitimant et celui du citoyen accédant à la propriété. Autrement dit, et selon la belle formule de Benjamin Constant : « Mettre le pouvoir dans la propriété n’est point la même chose que mettre la propriété dans le pouvoir » (6).

Note 6

Les « Principes de Politique » de Benjamin Constant, texte établi par Etienne Hofmann, Droz, s.a. Genève, 1980, p. 209

Mais la propriété-pouvoir avait encore de beaux jours devant elle et la conception de la propriété changeait encore une fois de signification. Désormais prise en main par une société bourgeoise pour laquelle il était important que l’accès à la propriété devienne le signe d’une appartenance sociale et citoyenne pleine et entière, la propriété devenait selon John Locke par exemple le seul moyen que possédait l’individu pour accéder à la liberté.
En ceci, Locke inverse la logique chrétienne qui était pourtant à la base de cette possibilité d’accès à la propriété individuelle. En effet, alors que le monothéisme estime que la volonté autonome est seule à pouvoir prendre possession ou à pouvoir abandonner une propriété, le dogme bourgeois affirmait que sans la propriété, cette volonté autonome elle-même ne viendrait pas à l’existence.
Seul un individu propriétaire pouvait, selon Locke, avoir la possibilité intellectuelle et physique d’agir librement. Le travail, en asservissant les corps, asservissait aussi les esprits. En d’autres termes, seul le citoyen-propriétaire pouvait avoir la liberté nécessaire pour devenir un participant actif de la vie politique. La légitimation par le pouvoir, loin de disparaître, prenait ainsi un tournant nouveau, imprévu, mais toujours aussi exclusif.
L’idée qui veut que, pour être citoyen actif, il vaut mieux être propriétaire, a été reprise par Benjamin Constant, d’une manière dont il est difficile de mettre en doute la bonne foi, mais dont l’utilité pour une classe sociale à l’exclusion des autres est si claire et si évidente qu’on peut se demander comment il a bien pu faire pour éluder cette question aussi froidement.
Voici, par exemple, un paragraphe qui pourrait illustrer l’importance du débat et de ses enjeux :

« Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Cette classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est prête souvent aux sacrifices les plus héroïques et son dévouement est d’autant plus admirable qu’il n’est récompensé ni par la fortune ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend capable de connaître ses intérêts. Il faut donc une condition de plus que la naissance sur le territoire et l’âge prescrit par la loi. Cette condition, c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la rectitude du jugement. La propriété seule assure ce loisir. La propriété seule rend les hommes capables de l’exercice de droits politiques. Les propriétaires seuls peuvent être citoyens. Que si l’on objecte l’égalité naturelle, l’on raisonne dans une hypothèse inapplicable à l’état actuel des sociétés. Si de ce que les hommes sont égaux en droits, l’on prétend que les propriétaires ne devraient pas en avoir de plus étendus que les non-propriétaires, il faut en conclure que tous doivent être propriétaires ou que personne ne devrait l’être. Car assurément le droit de propriété établit entre ceux qui le possèdent et ceux qui en sont privés une inégalité bien plus grande que tous les droits politiques. Or, si l’on transige sur cette inégalité si décisive, il faut se prêter à toutes les transactions ultérieures indispensables pour consolider cette transaction première. Le principe seul peut être douteux. Une fois admis, il entraîne toutes ses conséquences. La propriété est-elle nécessaire au bonheur et au perfectionnement de l’état social ? Si nous adoptons l’affirmative, l’on ne pourra s’étonner de nous voir admettre ses résultats évidents » (7). (C’est moi qui souligne).

Note 7

ibid., p. 201

Malgré la finesse et l’intelligence qui, souvent, caractérisent ses jugements, Constant n’avait pas vu que le libre accès à la propriété qu’il défendait comme un droit universel, ouvert à chaque citoyen, allait inéluctablement dresser les uns contre les autres les possédants et les non-possédants. Tenter ainsi d’user d’un argument psychologique – seuls les propriétaires seront directement concernés par le fonctionnement de l’État – ne pouvait être efficace si l’on ne tient pas compte d’autres facteurs psychologiques de même nature, tels que : la propriété privée, limitée entre les mains de certains, était un excellent outil de ségrégation sociale et un moyen pour les nantis de doubler leur pouvoir en ayant à la fois accès à la propriété et à l’action citoyenne et politique, c’est-à-dire en devenant à la fois juges et parties. La guerre contre la propriété individuelle devenait ainsi inévitable.
Dans une logique stricte (et peut-être moins utopique qu’il n’y paraît), il aurait fallu faire en sorte que la propriété soit non seulement un droit, mais aussi une « obligation ». La tendance vers l’accumulation des richesses étant naturelle chez les humains, il aurait fallu enrichir et encourager l’accès à la propriété chez la totalité de la population. La chose était possible pour les 30.000 citoyens d’Athènes, elle devenait impraticable pour les millions d’Européens. La lutte des classes ne pouvait désormais être évitée, même si en réalité elle allait s’exprimer comme une lutte entre les grands possédants et une petite bourgeoisie parfaitement consciente des limitations imposées à ses propres capacités (8).

Note 8

La définition de la propriété privée comme un droit fondamental inconditionnel sans lequel la liberté elle-même n’est guère possible est toujours d’actualité. Aujourd’hui encore les idéologues du libéralisme défendent ce droit comme étant celui sans lequel les autres droits n’ont guère de sens. Que ce droit existe, il est important de ne pas le nier. Qu’il devienne le seul garant d’autres droits pose en revanche un sérieux problème dans le cadre d’un idéal démocratique.

Conclusion

Mais la question de la propriété n’en finit pas de rebondir. Dans tous les cas, et malgré la sophistication actuelle de la notion de biens appropriables, sa définition ne semble guère avoir changé et elle reste une relation de pouvoir entre individus, entre individus et collectifs ou entre collectifs.
D’une part, de nombreux « objets » éventuellement appropriables, continuent de poser des problèmes moraux et juridiques dont certains peuvent devenir cruciaux à mesure que l’environnement se dégrade (à qui appartient l’eau potable ?) ou que la science progresse (à qui appartient la Lune ? à qui appartient le placenta après accouchement, à la parturiente, à l’hôpital, à l’État, aux laboratoires pharmaceutiques ?).
D’autre part, la propriété a pris au cours du dernier siècle, des tournants dont il devient urgent d’évaluer les conséquences sur la justice, sur les libertés, sur la transparence, etc. L’une des premières inventions qui posent question est sans nulle doute la notion de propriété « anonyme », telle qu’elle existe au travers des actions ? A-t-on réellement accès à une propriété-pouvoir lorsque l’on est petit actionnaire d’une grande entreprise ? Qui est réellement propriétaire d’une société multinationale, ses actionnaires (y compris les spéculateurs) ou ses dirigeants (salariés et actionnaires, juges et parties) ? Que devient la propriété-responsabilité dans un anonymat généralisé ?
Enfin, avec le développement du capitalisme, un changement radical dans la définition de la propriété est intervenu à nouveau, apportant davantage de confusion dans les rapports État/propriétaire : le retour de la propriété collective.
Celle-ci comporte deux dangers.
Le premier est lié, on l’a vu, au fait que la propriété avait fini par acquérir une signification éthique, qui n’est valide que lorsque le propriétaire est un individu singulier et qui, dans la propriété collective, perd totalement cette signification morale si difficilement acquise.
Le second est fondé sur un paradoxe et pourrait être illustré par l’histoire de l’arroseur arrosé. Les États ferment les yeux sur cette prise de possession parfois simplement collective, parfois carrément anonyme car, en première instance, elle donne l’impression de les servir : après avoir longtemps érigé la propriété individuelle en valeur citoyenne, il était devenu important de diluer à nouveau la propriété dans le collectif car, de cette manière, l’équilibre des pouvoirs entre propriétaire et État bascule à nouveau en faveur de ce dernier.
Mais la puissance aveugle et tentaculaire de la propriété collective (a fortiori si elle est anonyme) se retourne in fine contre la maîtrise des États, y compris les mieux intentionnés d’entre eux et, au lieu d’être au service de ses citoyens individués et politiquement conscients de leurs droits, l’État se retrouve « naturellement » au service d’entités dont le pouvoir d’appropriation est immense, mais qui ont la capacité de ne pas paraître comme des individus lui dictant ses prises de décisions. Pire, en leur donnant les droits de l’individu (l’existence en tant que personne morale), le pouvoir politique et juridique, s’il est placé en théorie et en démocratie entre les mains des citoyens, se retrouve désormais finement détourné vers des collectifs puissants, aveugles à tout ce qui pourrait les éloigner de la poursuite de leurs propres intérêts (on retrouve ainsi la tribu, d’une manière certes plus sophistiquée mais guère moins barbare).
La lutte entre l’État et le propriétaire « visible » est relativement aisée. On peut amener tel entrepreneur devant le juge et mettre en prison tel patron. Mais, face à des entreprises, des groupes de pression, des ONG aussi riches et puissantes, par exemple que la National Rifle Association aux Etats-Unis, il n’existe aucune emprise possible, aucune marge de manœuvre. Les nouvelles tribus ont des noms et des symboles, mais, selon les règles élémentaires de la logique tribale, elles n’ont pas de visage et seules celles qui enfreignent avec éclat les lois, à la manière d’Enron, sont passibles de poursuites.
L’État devient ainsi le gestionnaire d’un équilibre de pouvoir entre de grosses entités naturellement prédatrices sur lesquelles aucune règle éthique – et de rares règles juridiques – peuvent être appliquées, ne serait-ce qu’en raison de leur nature polymorphe et globale. Pire, grâce aux outils qui ont rendu la globalisation possible, la capacité tentaculaire de ces entités est telle qu’aucun État ne peut ignorer cette situation, ni la maintenir en dehors de ses frontières.
On retrouve ainsi les fonctionnements des anciens Empires, avec leur arbitraire, leurs « esclaves » et leur volonté de puissance étendue à l’infini et cette fois servie par des États qui – au nom de la démocratie, mais aussi au nom de la sacralité et de la liberté de la propriété – laissent l’engrenage infernal reprendre…si tant est qu’il se fût arrêté un jour !

Histoire de la propriété individuelle