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Histoire de la propriété individuelle – Chapitre III

Retour vers le territoire

1er chapitre

Notre « Histoire de la Propriété Privée » serait gravement incomplète si elle ne prenait en compte, ne serait-ce que dans un second temps, une notion décisive, à la fois écologique, psychologique, culturelle, politique, la notion de Territoire. Rares sont les concepts qui, tel celui-ci, sont porteurs de sens dans la transversalité la plus large, alliant l’animal à l’homme, le rationnel au symbolique, le tribal au politique. Le glissement sémantique de la notion de « territoire » à celle de « propriété collective » est en effet si fort et si prégnant au cours de l’histoire des groupements humains, qu’il est impossible de l’ignorer. Mais deux autres raisons se greffent sur celle de l’omniprésence du « paradigme territorial » et font qu’il en devient philosophiquement encore plus intéressant. L’une, celle de l’impérialisme, l’amène souvent jusqu’au bout de sa propre logique, fut-ce au prix de destructions sans nom, l’autre, l’éthique monothéiste stricte – et nous verrons dans la suite pourquoi – trouve le moyen de l’utiliser en en inversant totalement le sens. Ce faisant, elle se permet de le nier à la racine, de dénoncer son paganisme, sans pour autant éluder son existence, pourvu qu’elle soit sublimée. L’utilisation de la notion de territoire dans l’idéologie impérialiste et l’utilisation de cette même notion par le monothéisme seront traités par la suite dans des chapitres séparés.

Mais commençons par le commencement!

Le territoire, concept biologique

La notion de territoire dans son sens le plus objectif, celui qui est le moins porteur d’affects humains et de passions qui peuvent détourner le scientifique de sa recherche, est sans aucun doute celle qui s’applique dans les sphères du vivant. En zoologie, le concept de territoire est en effet chose familière puisque la très grande majorité des espèces animales, y compris les espèces migratrices, possèdent une forme de territorialité.

Il est bien entendu qu’on est encore loin ici de la territorialité symbolique des humains, mais n’oublions pas que, si la femme a bien été la propriété première de l’homme, alors il n’est pas impossible que, toujours à la manière de nos cousins les grands singes, nous ayons aussi gardé de notre état naturel un attachement « primaire » à un territoire, tel que cet attachement se soit maintenu, y compris au-delà des différentes étapes du développement de la rationalité en général et de la rationalité politique en particulier.

Notre connaissance débutante de la logique tribale – qui nous dit que le premier critère de l’appartenance, celui qui est à la fois le plus évident et le plus catégorique, est d’accepter de mourir ou de tuer pour elle – doit en effet nous faire dresser l’oreille lorsque l’éthologie nous apprend que le principal comportement animal qui se manifeste à propos du territoire est l’agressivité. Cette dernière, chez l’animal, est nettement plus simple que chez l’homme et ses causes sont elles aussi limitées : rivalité (en particulier entre mâles au sujet d’une femelle), frustration (gêne, empêchement) et, enfin, intrusion. Ce qui nous amène à cette mystérieuse conscience qu’ont les animaux d’avoir leur propre chasse gardée, que d’autres groupes ne peuvent transgresser sans être considérés comme une menace pour la survie des membres du groupe « envahi ».
Cependant, une précision fondamentale s’impose, qui rend la notion de territoire encore plus intéressante. En effet, l' »impératif territorial » chez les animaux est une donnée comportementale qui ne relève pas directement de la survie de l’espèce. L’agressivité liée à l’invasion du territoire se manifeste à l’intérieur d’une même espèce. Un groupe de gorilles défendra son territoire contre un autre groupe de gorilles et non contre l’invasion d’une autre espèce animale. Ce n’est donc pas le territoire en tant que tel, mais la lutte ou la compétition intergroupe qui – dans le comportement animal – est un mécanisme inhérent à chaque espèce… et le territoire semble en être le prétexte idéal.
L’écrasante majorité des animaux et des insectes possède ainsi des « instincts » territoriaux. Ils sont mis à contribution pour protéger les nids, dominer un groupe de femelles, délimiter un espace afin d’empêcher sa congestion, etc. Les raisons sont multiples mais le fait demeure, quasi-universel : un groupe est associé à un territoire. Ceci ne signifie nullement que la théorie de l’évolution dans sa mouture darwinienne classique en serait réfutée. En effet, la limitation des groupes dans un territoire précis peut donner des avantages sélectifs : protection de la progéniture, évitement de la déperdition de la nourriture disponible, etc.
L’apparition des comportements territoriaux peut donc avoir été amenée par l’évolution, mais – et c’est en cela qu’elle nous intéresse particulièrement – elle dépasse le stade de la survie de l’espèce et délimite non des niches écologiques classiques (définissant les cadres de vie d’une espèce donnée), mais celles de groupes, appartenant à des espèces données et occasionnellement en lutte entre eux pour un lieu donné.
Tous les animaux ne possèdent pas de territoire au sens physique, délimité spatialement. Certaines espèces se déplacent bien en groupes mais sans territorialité précise. D’autres, comme les oiseaux migrateurs, passent par un comportement territorial en certains endroits et certaines saisons. D’autres enfin, majoritairement les mammifères, ont des territoires plus précisément définis, qu’ils défendent parfois d’une manière très agressive, mais sans aller nécessairement au combat mortel : le plus souvent, les signes menaçants sont suffisants pour décourager l’intrus.
Passer du territoire strictement éthologique au territoire humain pourrait paraître hasardeux…mais pas nécessairement pour les raisons qu’on pense. La défense d’un territoire animal est une donnée codée dans le comportement des groupes animaux et son expression reste souvent pacifique. Passer des données animales aux données humaines n’est donc un exercice périlleux que dans la mesure où la régulation territoriale, en devenant symbolique, est passée d’un mode de régulation pacifique à un mode de régulation à la fois fossilisé (malgré les puissances mentales d’homo sapiens) et meurtrier : nul besoin d’un dessin pour comprendre le fonctionnement de la régulation territoriale humaine.
Sous un mode qui pourrait paraître ironique, voici comment l’encyclopédie Britannica commente cette évolution :
« Findings concerning the ‘territorial imperative’ in animals – that is, the demarcation and defence against intrusion of a fixed area for feeding and breeding – are even more subject to qualification when an analogy is drawn from them to human behaviour. The analogy between an animal territory and a territorial state is obviously extremely tenuous. In nature, the territories of members of a species differ in extent but usually seem to be provided with adequate resources, and use of force in their defence is rarely necessary, as the customary menacing signals lead to the withdrawal of potential rivals. This scarcely compares with the sometimes catastrophic defence of the territory of a national state ».

Mais nous n’en sommes pas encore au stade de l’État national. Ce qui ne signifie pas que l’État national soit lui-même sur ce point nettement plus « évolué » que les tribus les plus primitives, celles dont la définition même passe par la défense de leur territoire. En effet, les membres de chaque tribu n’existent que par elle, et chaque tribu même nomade, relie inévitablement sa culture à sa location. Le résultat en est qu’il que l’appartenance sociologique est ainsi ancrée dans une appartenance territoriale, matérielle ou théorique ; ce qui entraîne un enracinement de fait en un lieu physique ou symbolique.

Le territoire anthropologique

Dans Les Deux Occidents, j’avais émis l’hypothèse que les tribus tirent profit de certaines caractéristiques psychologiques – c’est-à-dire individuelles – pour les utiliser sur un plan collectif en leur donnant une dimension sacrée. Tel me semblait être le cas par exemple pour certains rituels sociaux dont il ne fait aucun doute que nous les pratiquons sur un plan purement individuel, sans sacralité réelle, mais néanmoins avec un réel attachement affectif.

Existerait-il une territorialité individuelle? La question peut être posée, surtout depuis que Hall a démontré dans un ouvrage devenu célèbre, La Dimension Cachée, que la perception de l’espace quotidien varie selon les individus et, surtout, selon les cultures, certains ayant plus besoin que d’autres d’une « bulle » privée – plus ou moins large – circonscrivant le lieu de leur propre corps pour ne pas éprouver de la gêne lors d’une rencontre. Certes, les critères de la promiscuité acceptable – ou acceptée – par les individus humains restent forcément relatifs, mais ils dépendent tout autant de données personnelles, que de données sociales ou économiques. Bref, selon les obligations, les intérêts, les finalités, on s’accommode de promiscuités plus ou moins grandes et la « dimension cachée » semble suffisamment flexible pour que l’on accepte d’être « englobés » dans des groupes comprenant des milliers d’individus lors de manifestations sportives ou culturelles ou que l’on vive à dix dans une seule pièce lorsque les moyens économiques ne permettent pas qu’il en soit autrement. Cette forme de territorialité ne semble donc pas suffisamment rigide pour construire autour d’elle une théorie causale de l’évolution de la notion de territoire dans les sociétés humaines.

Il existe en revanche une autre perspective sur les lieux et leur organisation qui, elle, semble nettement plus intéressante sur le plan anthropologique. Il s’agit de la vision mythique des lieux dans lesquels un groupe vit, une vision qui – partout et en tout temps – permet aux sociétés en question d’appréhender leur raison d’être à la fois dans le temps et dans la topologie. Cette vision qui, dans les cas extrêmes, aboutit à accepter de tuer ou de se faire tuer, lorsque sa maison ou sa propriété sont sous attaque, provient sans doute d’un élément psychologique, profondément ancré, celui de faire corps avec son bien, son foyer, son territoire de même qu’un capitaine fait corps avec son navire.

Comme souvent, ce lien organique s’étend ensuite sur un plan symbolique vers une région, une zone culturelle, ou même un lieu virtuel. Il y a ainsi une territorialisation de l’espace d’une ville, connue et partagée par les habitants d’une même rue ou d’un même quartier. Les questions de territoire n’excluent jamais le partage des lieux lié à des rapports de force économiques ou de pouvoir. On rencontre même une division territoriale des couloirs du métro entre mendiants ou musiciens!

Bon nombre de sous-disciplines anthropologiques traitent aujourd’hui de la question du territoire et de sujets voisins. Les concepts varient. Certains parlent d’anthropologie de l’espace, d’autres limitent l’analyse du territoire à son appréhension géographique. Dans tous les cas, la problématique est la même : il s’agit de la relation entre le groupe et un ensemble de lieux, une topologie empirique (perçue) et antithétique (dissimulée et dialectique).

C’est pour cela que je me garderai d’utiliser le mot « espace » dans ce contexte. En effet, ce dernier se rattache à une vision rationnelle et géométrique des dimensions – réelles, théoriques ou imaginaires – strictement sans rapport avec la vision mythologique de l’ajustement des lieux les uns aux autres, et de leur rapport avec les êtres qui les emplissent. La question du territoire n’est donc pas reliée à des espaces objectifs, mesurables, dénués de toute charge affective, mais bien à des lieux chargés de mémoires et de représentations. Leur combinaison et différents ajustements possibles ne font pas une géographie scientifique, mais une géographie mythique, dans laquelle chaque chose a sa place, sa signification symbolique, sa manière d’être mise en relation avec les autres choses.

Je ne saurai insister assez sur ce point. Depuis le 17ème siècle et nos axes de coordonnées cartésiens, depuis Newton et sa construction d’un espace et d’un temps géométriques, mesurables et isotropes, nous avons presque totalement perdu l’habitude de la géographie mythique, ne serait-ce que parce que nous mesurons nos distances en kilomètres, les durées de nos voyages en heures et que nous avons tous, peu ou prou, une carte « imprimée » dans nos têtes, un plan d’orientation dénué de toute magie à propos du mouvement du soleil d’est en ouest, etc. Mais ceci ne signifie pas, pour autant, que la géographie mythique a totalement disparu de nos images mentales de gens instruits et « civilisés ». Elle se maintient, plus ou moins consciemment, au stade de nos affects, de nos peurs ou de nos désirs…et c’est elle qui s’exprime par excellence dans l’expression anglo-saxonne – si typique de la propriété privée anglo-américaine – devenue célèbre pour la défense du mini-territoire de chacun : N.I.M.B.Y. (Not In My Back Yard).

C’est que le territoire n’est pas seulement une mappemonde. Il est également un rapport à la terre, aux ancêtres, aux habitudes, à la possession, à l’appartenance et à la mémoire (y compris sur les plans les plus humbles et les plus minuscules, comme par exemple celui d’une personne âgée qui, dans une maison de retraite, concentre son territoire sur les quelques objets qui lui appartiennent en propre et qui font le lien entre son passé et son présent).

Pour comprendre la géographie mythique et la territorialité qui s’en dégage, il faut cependant commencer par évacuer de nos consciences nos systèmes métriques, nos guides de voyage et notre vision d’une planète ronde flottant dans l’espace. Le seul moyen efficace, à mon sens, pour ce faire est de retourner vers les textes des mythologies anciennes ou modernes et de respecter l’ordre logique et topologique qu’ils contiennent et qui nous indique l’ordre des priorités mentales et affectives – et par suite, symboliques – avec lequel ces textes ont été écrits.

La géographie mythique

La géographie mythique se retrouve d’une manière quasi identique dans les grandes et petites cosmologies des peuples anciens ou primitifs. Chaque peuple considère qu’il habite le centre du Monde. Ce dernier se divise autour de lui en trois plans. Le plan terrestre, celui de l’endroit où il réside, le plan céleste au-dessus de sa tête et le plan chtonien sous terre. Il existe ainsi trois mondes, dont seul un, le plan terrestre, est empirique (perceptible à l’œil nu) et les deux autres occupés par des puissances surnaturelles. Il est possible, soit dit en passant, de comparer cette vision avec celle d’un enfant dont le Monde visible se trouve au centre d’une maison entre deux mondes tout aussi chargés d’imaginaire et d’affect : la cave et le grenier. Gaston Bachelard a écrit quelques très belles pages sur ce sujet.

Le territoire d’un peuple, d’une tribu, dans la représentation mythique, occupe le plan terrestre et l’investit dans sa totalité. Car ce plan est fini et il est limité d’une manière qui devient de plus en plus floue à mesure qu’on s’éloigne du centre par des entités qui varient de nature mais dont la caractéristique principale est d’être toutes extraterritoriales. Ces entités peuvent être des objets physiques ou géographiques, proches ou lointains (une forêt, une montagne, la mer), elles peuvent être définies par leur appartenance territoriale à d’autres entités (le pays d’un autre peuple, le pays de certains esprits ou génies). Elles peuvent être vaguement indéfinies (le brouillard, le précipice, l’océan, les limites du monde). En bref, un territoire s’arrête, atteint ses frontières pour deux raisons principales :

  • lorsque les capacités imaginatives du peuple qui le définit arrivent à leur limite. Dans ce cas, le territoire est entouré par le « rien », le « brouillard », la « nuée », un monde désorganisé et effrayant,
  • lorsque l’on touche à l’interdit territorial de quelque autre entité, humaine ou surnaturelle, menaçante et effrayante. Cette seconde limite montre que l’on se trouve bien en présence d’un problème de rapport de pouvoir, soit tribal (avec d’autres collectifs) soit religieux (avec les forces qui occupent le domaine se situant au-delà du territoire), mais dans les deux cas bien réel aux yeux de ceux qui y croient.

Dans tous les cas, à partir du moment où un territoire est défini, il entre dans le champ du sacré de la tribu puisque c’est de cette manière (entre autres) qu’elle pourra définir ce qui fait son appartenance et ce qui reste du domaine extérieur.

Une chose essentielle reste à préciser au sujet du territoire et de l’appartenance : dans la relation entre une tribu et un territoire, c’est toujours la tribu qui appartient au territoire et non l’inverse. Cette règle est si précise et si universelle, qu’il est sans doute possible de repérer l’existence d’une tribu ou d’un comportement tribal à partir du moment où la hiérarchie des valeurs est posée en ces termes. La propriété privée et individuelle, purement fonctionnelle, à vocation commerciale, est une notion tardive, empreinte de rationalité empirique et d’éthique individuelle, comme nous l’avons vu ailleurs. La tribu n’a jamais un rapport de propriété (dans le sens commercial du terme) avec son territoire car c’est lui qui la fait ce qu’elle est. D’où la difficulté de séparer entre tribu et territoire, ils sont les deux faces d’une même médaille. D’où également le chaos affectif et mental qui agite souvent les déracinés – au sens physique du terme – de tout bord. De même qu’il n’y a pas de tribu sans culture ou sans sacré, il n’y a pas de tribu sans territoire, ce dernier jouant un rôle considérable dans le sacré en question. Devrons-nous ajouter qu’il n’y pas non plus de territoire sans tribu? Cette interrogation ouvre des champs de réflexion peut-être inattendus, sur lesquels nous aurons à revenir.

Le territoire et le sacré

Paul Claval dit que « le territoire est la base spatiale de l’identité », phrase qu’il faudrait lire – si l’on veut utiliser les mots prudemment – « le territoire est la base localisée de l’appartenance ». L’enracinement culturel, psychologique, symbolique, se fait en effet autour d’un lieu, réel ou imaginaire, un lieu qui n’est pas nécessairement géographique, même si c’est le plus souvent le cas, qui est chargé d’affects, de souvenirs, de sensations diverses et qui est rarement comparable à d’autres entités analogues, ne serait-ce qu’en raison de la puissance du sacré qui s’y trouve investie.

La quasi totalité des religions (dans le sens païen du terme, c’est-à-dire en tant que ligands sociaux) se fonde sur une forme ou une autre du sacré, lié au lieu. L’une des raisons et non des moindres pour l’attachement au lieu est peut-être elle-même à l’origine de toutes les interrogations métaphysiques, de toutes les spiritualités. Car quel lieu serait plus important sur terre, quel lieu critalliserait le sacré, la peur et l’émerveillement, mieux que celui de l’enterrement des ancêtres, celui où se matérialise le lien aux générations précédentes, bref, celui de la construction de l’appartenance non seulement horizontale (entre membres d’une même tribu) mais aussi verticale, avec les membres passés de la tribu, tous ceux qui, du fait de leur ancienneté, acquièrent des caractères divins ou des pouvoirs magiques?
La mort du corps et la croyance en la permanence de l’âme jouent ici un rôle crucial en permettant l’enracinement de la tribu dans le surnaturel, dans l’au-delà. Le lieu où sont enterrés les morts contribue à la fois à faire le lien entre le groupe et la terre, entre le groupe et ses ancêtres, entre le groupe et le surnaturel dont dépend son sacré. Notons toutefois que ce dernier lien, entre le sacré et le surnaturel, n’est pas nécessaire. Les monuments aux morts en France par exemple n’expriment rien de surnaturel (aucune évocation obligatoire du religieux), même si le lien entre le groupe (les français actuels), la terre (la France), les morts (les soldats) et le sacré (la Patrie) est un lien fort et évident.
Je ne crois pas trop m’avancer si j’affirme que le premier lieu où se cristallise le sacré est le lieu d’une activité humaine caractéristique, le pèlerinage. Provoqué par de puissants affects, lié à la fascination de la mort, à la puissance de la pensée magique et à la force de la mémoire, le pèlerinage pourrait être un indicateur de la distinction entre animal et humain. Il se matérialiste dans les lieux du sacré, les lieux qui, pour le temps d’un rite ou pour de longues périodes, constitue le point focal de l’attention du groupe. Attracteurs puissants, ces lieux doivent être à la fois chargés de mémoire, de symboles et il est probable que, pour toute société humaine ces lieux furent en premier les endroits associés à un rite aussi ancien que l’humanité, l’enterrement des morts.
On visite les morts non pas tant pour les honorer mais bien plus dans l’attente de quelque faveur (bénédiction ou malédiction) qu’ils pourraient accorder aux vivants et qui viendrait du fait qu’en leur qualité de morts, ils sont devenus des êtres magiques, capables d’actions magiques. Si la religion première est le culte des ancêtres – bien avant l’adoration d’entités « indéfinies » telles que la mana – il est aisé d’extrapoler vers la sacralité du territoire. Ce dernier devient alors stratégiquement nécessaire dans les empires et royaumes divers, grands ou petits, où le culte des morts (vivants) est intégré dans une vision religieuse plus large, le roi ou le pharaon eux aussi devenant avec toute leur généalogie des partenaires de culte à part entière.
Serait-il possible que ce soit par ce biais que l’on vint aux différents polythéismes? D’un rite vaguement personnel et à peine communautaire (tel que celui de la visite des cimetières à la Toussaint, de nos jours), le pèlerinage se serait-il transformé en un rituel à finalité collective, de nature à unir les membres de la tribu, à confirmer leur lien entre eux d’une part et d’autre part entre eux et le territoire?
L’emplacement du lieu de pèlerinage devient ainsi essentiel – le centre du Monde – pour une communauté de gens qui se considèrent comme étant eux-mêmes les Hommes, les Fils du Ciel (ou du Soleil), les seuls membres de la seule Tribu qui vaille la peine, celle qu’il faudra défendre, protéger, honorer, celle pour laquelle il sera possible de tuer ou de mourir. On retrouve ainsi l’engrenage infernal de la tribalité, sacralisant les morts, puis les lieux, afin de mieux ancrer dans les consciences la sacralité du territoire, lieu de l’appartenance et de la mémoire.
Les rites de pèlerinage sont infiniment diversifiés, analogues en cela à la diversité des cultures dont ils émanent. Et il est intéressant de remarquer qu’ils sont toujours aussi vivaces aujourd’hui, car dans la très grande majorité des cas, ils jaillissent d’une souffrance, d’une rencontre avec la mort, ce qui ravive chez chacun les sentiments de la peur et du sacré. Ainsi, le pèlerinage peut viser le lieu d’une mort (un accident d’avion, par exemple), un tombeau (le soldat inconnu), un temple, un site naturel doté de pouvoirs magiques (des sources thermales, un volcan, etc.). On y va pour se remémorer, se recueillir, se « ressourcer », mais on y va aussi pour obtenir quelque chose, une bienveillance surnaturelle, une guérison plus ou moins miraculeuse, une victoire sur autrui, une revanche ou une vengeance. Dans tous les cas, les lieux de pèlerinage sont des lieux d’attraction pour tous ceux qui tiennent à se raccrocher à quelque chose de géographiquement ferme, de solidement terrestre, et de préférence quelque chose qui attire d’autres personnes à la démarche identique, cherchant ainsi une solidarité à la fois avec l’idéal ainsi représenté et la communauté de ceux qui participent.
Il est rare en effet que l’on aille seul en pèlerinage. Ce dernier permet de rencontrer des gens aux affinités identiques, avec qui la solidarité peut fonctionner en un clin d’œil…. et plus la communauté des pèlerins est grande plus le pouvoir magique du collectif agit sur les esprits, rendant l’élan individuel de plus en plus mystique…y compris dans les cas où le motif du pèlerinage est totalement a-religieux (sans rapport avec une démarche spirituelle) en apparence.On pourrait même extrapoler cette forme de religiosité laïque aux modes de comportements de nos contemporains obnubilés par une société dont les religions (entendez les sources du communautarisme) sont passées des traditionnels modes d’idolâtrie à ceux, bien modernes, du culte des objets ou des héros.
Ne peut-on par exemple considérer comme des pèlerins tous ceux qui – religieusement – attendent leur tour pour accéder à un stade empli de supporters, afin de vibrer en même temps que tous les autres aux succès de leurs idoles? a fortiori lorsque l’idolâtrie du sport vient se surajouter à celle de la patrie, accompagnée des hymnes nationaux, des drapeaux et de tous les symboles adéquats? L’exemple n’a pas pour unique finalité de prêter à sourire : au Moyen-Âge, les foules se précipitaient vers les églises, le centre sacré des villes et des villages. Aujourd’hui, elles se précipitent avec la même ferveur dans les stades ou aux centres commerciaux, les nouveaux lieux du sacré, dont la visite s’impose régulièrement.
Que les foules se déversent dans les stades, dans les grands magasins, ou sur les plages, cet écoulement centralisé, canalisé vers un lieu unique, indique bien l’importance du lieu par rapport au territoire symbolique ou matériel dans lequel les foules souhaitent s’enraciner, ne serait-ce que pour quelques jours, s’y poser comme membres d’un groupe aussi homogène que possible, un groupe tiré vers le même but, le même idéal. A ce titre, le lieu de pélerinage peut être considéré comme un attracteur, une sorte de point central à partir duquel rayonne le territoire…ou, ce qui revient au même, vers lequel la totalité du territoire converge.
Tous ces territoires participent-ils du sacré? Dans nos sociétés contemporaines, où les modes de comportement archaïques se mêlent à l’individualisme moderne le plus « atomique », la réponse à cette question varie et dépend du degré d’investissement émotionnel collectif impliqué dans le déplacement vers les lieux en question. Attirer les foules est une chose, les faire participer d’une symbolique liée à une appartenance en est une autre…Du moins en principe, car il ne faut jamais perdre de vue que le seul fait d’être dans une foule qui accomplit les mêmes comportements et qui partage les mêmes affects – et ce fait à lui seul – est déjà constructeur de l’appartenance.

Religion, culture et territoire

Il serait donc erroné de penser que le territoire est un concept à part, vécu en dehors de la religion et de la culture. Il en fait partie intégrante dans la mesure où les trois notions – religion, culture et territoire – sont édificatrices de l’appartenance et ce, d’autant plus qu’elles sont reliées entre elles. Le concept de territoire peut tout aussi bien ne pas être géographique et s’étendre vers des entités symboliques ou culturelles particulièrement élitistes, mais considérées par les uns ou les autres comme leur appartenant en propre, leur « chasse gardée » en quelque sorte. C’est ainsi que certains philosophes ou scientifiques – c’est-à-dire ceux dont, a priori, la rationalité ne devrait pas être mise en doute – peuvent s’approprier un domaine de pensée ou de recherche au point de vouloir en exclure les nouveaux arrivants afin de conserver leur emprise et leur suprématie, réelles ou supposées. Le territoire est ici un domaine réservé, une chasse gardée. Le contenu a beau être de l’ordre du symbolique ou même de l’abstrait, les termes tels que « domaine » ou « chasse » ne renvoient-ils pas automatiquement au territoire classique?
Et c’est à ce niveau que la notion de territoire devient ambivalente. En effet, le territoire appartient-il à ceux qui l’investissent, ou l’inverse? Et dans quelles limites et pour quelles raisons accepte-t-on, parfois, de partager ce que l’on considère son territoire avec autrui? Avec ces questions, nous entrons dans les mystères les plus profonds de l’âme humaine prise au piège des émotions puissantes que dégage l’appartenance à un collectif, tels que les sentiments de fierté et de honte, de désir de compétition pouvant déborder jusqu’à rendre les conflits aussi inévitables qu’imprévisibles.

Histoire de la propriété individuelle