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Un déluge, trois histoires

Introduction

L’un des problèmes essentiels que l’on rencontre dans les interprétations modernes – mais désormais devenues classiques – de la Bible, est celui du rapport entre elle et les mythes des Anciens. Il faut dire que le déchiffrage des tablettes mésopotamiennes a provoqué un véritable séisme dans les études bibliques, lorsque l’on s’est rendu compte du fait que certaines « histoires » relatées dans la Bible ressemblent – un peu trop pour que cela soit une coïncidence – à d’autres histoires, racontées en cunéiforme, sur des tablettes provenant de civilisations bien antérieures.

L’une de ces histoires est celle du déluge. Les points communs entre, par exemple, le texte de la Genèse et celui de l’épopée de Gilgamesh sont nombreux : on retrouve dans les deux cas la condamnation de l’humanité, la survie d’un seul individu avec sa famille et les couples d’animaux recueillis dans l’arche, la pluie, les premiers oiseaux envolés revenus, etc. Mais ce sont les différences qui sont intéressantes et, pour qui lit ces deux textes d’un peu plus près, elles sont considérables tant en quantité qu’en qualité.

Le lecteur rapide de la Bible, c’est-à-dire celui qui ne prend pas la peine de considérer le message global inhérent à la Torah, sera satisfait du premier résultat perçu : l’histoire du déluge est bien d’origine mythique, ce qui tendrait à démontrer que la Bible est elle aussi une collection de textes du même genre, qui doivent donc être étudiés avec les mêmes méthodes et techniques. Et cette sorte d’analyse n’a pas manqué. Ainsi, comme pour toutes les analyses de mythes, on s’est empressé de débattre sur la nature de l’explication qu’il convient de donner aux narratifs bibliques, les uns y voyant par exemple un rendu symbolique de tout autre chose, appelant une étude « herméneutique », les autres, un compte rendu « amplifié » et partiellement fantasmé d’un événement naturel bien réel.

Cependant, l’affaire se complique du fait que l’histoire du déluge apparaît encore une fois, et à plusieurs reprises, dans le Coran. Les quelques paragraphes qu’il lui consacre indiquent que – décidément – cette histoire est restée prégnante dans la conscience des peuples de la région et qu’elle a sans doute plus d’importance qu’il ne pourrait paraître uniquement à la lecture du récit assez héroïque raconté sur les tablettes cunéiformes. Quel est le rôle, quelles sont les fonctions de ces trois histoires d’un même événement dont la validité historique (proprement scientifique) n’est même pas certifiée? Et d’ailleurs, a-t-elle besoin de l’être?

La réponse à ces questions est extrêmement simple pour ce qui concerne le déluge tel qu’il est décrit dans l’épopée de Gilgamesh. Toutes les principales structures du mythe y sont en effet présentes : un héros à la recherche de l’immortalité (Gilgamesh lui-même), un second héros (le narrateur, rencontré par Gilgamesh) devenu immortel grâce à la ruse d’un dieu, une dispute entre des divinités irresponsables, cruelles et impulsives, un destin humain guère enviable, fait d’obéissance indiscutée à une fatalité d’autant plus pesante qu’elle est incompréhensible. Avec un talent saisissant, l’auteur (individuel ou collectif) de l’épopée réussit fort bien – sous le prétexte de l’histoire du déluge – à rendre compte de la condition humaine telle qu’elle se présente dans la vision du monde mésopotamienne.

Les mésopotamiens croyaient-ils en la véracité de cette histoire? Il est à tout jamais impossible de répondre à cette question. Ce qui est certain, ne serait-ce que parce que pour le ressentir il suffit de lire, c’est que ce narratif, pose des questions et donne des réponses de nature existentielle sur lesquelles chacun pourra méditer. Tel le mythe d’Œdipe ou l’histoire de la guerre de Troie, il est porteur d’une signification, certes sombre et désespérée, décrivant une destinée humaine soumise à des forces qui la dominent d’une manière inéluctable. Le message ainsi envoyé par le texte est si flagrant qu’il en devient presque indifférent de savoir si les forces en question sont celles d’êtres surnaturels comme l’épopée nous le dit, ou s’il s’agit de forces simplement naturelles, celles de conditions naturelles d’autant plus effrayantes qu’elles sont à la fois incontrôlables et incompréhensibles.

Mais le texte de la Genèse n’envoie plus du tout le même message! Le Dieu unique n’est ni un être fantasque ni une simple force de la nature. Et même si l’on peut estimer son action trop sévère, par l’Alliance qu’il fait avec Noé (et le reste des créatures sauvées du déluge), il promet que le cauchemar d’un génocide planétaire décrété par lui n’est plus jamais à craindre. C’est comme s’il authentifiait à la fois deux choses a priori contradictoires, l’une ancrée dans le passé de l’humanité (et par suite sans actualité aucune), l’autre garantissant son futur :
– La première est la capacité d’un Dieu unique, transcendant et surtout omnipotent d’éliminer toute l’humanité en une seule catastrophe naturelle.
– La seconde est le rejet dans les limbes de l’histoire d’une telle éventualité, rendue caduque par l’alliance nouvelle, signe de la fin définitive d’une telle menace divine qui, clairement, devait peser avec force sur les esprits des Anciens (comme les Gaulois, craignant que le ciel leur tombe sur la tête).

L’enseignement de la Bible est qu’il ne faut plus penser en termes de fatalité puisque l’extermination de l’humanité par Dieu est une décision punitive qui émane des actions des hommes et non d’un caprice divin, ni voir dans le déluge une condamnation irrévocable. La porte de l’espoir est désormais ouverte pour tous ; et le texte biblique qui l’exprime, pose ce postulat pour la première fois dans l’histoire des populations humaines, toutes civilisations confondues.

Cependant, le paragraphe ci-dessus ne rend pas justice au message divin, et il est essentiel de rectifier la vision historique qui semble en émaner. En effet, le Dieu du monothéisme n’est pas une divinité locale qui viendrait à la suite des dieux des Anciens en apportant des rectifications aux messages adressés par ceux-ci. Le Dieu unique dénonce les faux dieux des anciens et par suite leurs faux messages. Cela ne signifie donc pas que la fatalité est ainsi supprimée du monde : pour le monothéisme, la fatalité n’a jamais existé, elle est une fausse croyance et ceux qui y ont cru se sont soit trompés ou ont été victimes de mensonges. Intentionnellement ou non, ils ont été idolâtres.

Le texte biblique a donc pour mission non seulement de rectifier les détails de l’histoire du déluge, mais aussi de les mettre dans une perspective épistémologique et temporelle différente. Les textes mythiques sont faux, ils racontent une histoire qui mérite certes d’être racontée, mais ils la racontent mal, en lui donnant un sens qu’elle n’est pas supposée avoir. Mais attention ! Ceci ne signifie ni que le texte de l’histoire de Noé soit vraie (d’une manière littérale), ni non plus qu’elle est susceptible d’interprétations diverses et variées. Le rectificatif apporté par la Bible vise à éliminer les conceptions du monde véhiculées par un narratif dont les historiens et les archéologues nous disent qu’il était partout présent, y compris en Asie orientale ou en Amérique Latine.

En apportant une « autre » version de cette histoire, la Bible ne nous dit pas qu’il faut croire que Noé, l’arche et le déluge ont réellement existé ; cette façon de dire les choses émane d’une perspective scientifique que la Bible néglige totalement. Elle nous dit seulement en quoi cette histoire, pourvu que ses détails essentiels soient rectifiés, peut nous amener à une autre vision des décisions divines et du futur de l’humanité. Elle dit également que nous devons reconfigurer notre vision des catastrophes naturelles qui, par décision divine, ne sont plus des châtiments collectifs. Elle résout ainsi à sa manière le problème du Mal ontologique (Voir à ce sujet les débats philosophiques sur le tremblement de terre de Lisbonne).

L’histoire du déluge dans la Bible répond directement au mythe du déluge en dénonçant non son modus operandi, totalement indifférent du reste, mais en réfutant son message global qui, comme les mythes grecs, donne une image peu glorieuse de la divinité, de l’éthique, du rapport entre l’humain et la transcendance et qui postule une ontologie de la fatalité et du Mal.

Mais la version biblique du déluge a clairement été considérée elle aussi comme inappropriée, ou obsolète, puisque l’histoire du déluge se retrouve, encore une fois remaniée, dans le Coran. Nettement plus édulcorée, plus austère que l’histoire biblique et a fortiori que l’histoire babylonienne, elle vient proposer encore une autre version des choses. Pourquoi, en utilisant le même narratif global (celui du déluge, de l’arche, etc.) le Coran tient-il à différer du texte de la Genèse? La réponse à cette question se trouve dans l’analyse des différences entre le texte biblique et le texte coranique. Ici aussi, c’est la différence qui doit attirer l’attention et non l’analogie (immédiatement évoquée par tous ceux qui tiennent à tout prix à montrer que le Coran n’est qu’un plagiat de la Bible ou d’autres textes apocryphes juifs ou chrétiens).

Le fait que le Coran offre un narratif autre, peut signifier de deux choses l’une.
La première est simplement que les prémisses, les postulats, à partir desquels le monothéisme coranique se construit sont, à un certain degré, différents des postulats sur lesquels se fonde le monothéisme biblique. En relisant à sa manière une histoire précédemment racontée dans la Bible, le Coran informe sur la nature de la différence entre son message et ceux qui sont narrés dans les textes précédents. La variante indique ainsi clairement que le monothéisme princeps se décompose ensuite en prenant des directions différentes selon que l’on parle de judaïsme, de christianisme ou d’islam. Pourtant, ce n’est pas ainsi que les Évangiles ou le Coran disent les choses. Ainsi, le Christ a bien dit qu’il ne changera pas un iota de la Loi donnée à Moïse, et le Coran insiste à plusieurs reprises sur le fait que ce qu’il révèle est identique aux révélations données à tous les Prophètes en tout temps. Comment comprendre une pareille contradiction?
C’est là que peut intervenir la seconde raison. En effet, pour répondre à la question ci-dessus, il faut garder présent à l’esprit que la révélation monothéiste, sous ses trois formes, est « réfractée par le regard humain ». En plus d’un millénaire, la nature de l’esprit sémitique – l’état mental, conceptuel et culturel de ceux qui reçoivent le message – a considérablement changé, parfois pour le meilleur (en se développant) parfois pour le pire (en régressant). Pour que le « message » survive, pour éviter les dégradations de l’information amenées par le passage du temps et les retours périodiques aux traditions païennes, quelques évolutions, quelques aménagements, devenaient nécessaires. En se manifestant dans l’histoire humaine, le message divin, ontologiquement et logiquement identique à lui-même, se devait d’être exprimé de manières différentes pour mieux toucher ceux à qui il s’adresse. Il ne s’agit de contradictions que si l’on prend un point de vue littéral, c’est-à-dire si l’on considère que « les choses se sont réellement passées ainsi ». Mais ce sens littéral est totalement étranger à l’esprit de la révélation qui raconte des histoires sous forme d’enseignements et non sous forme de faits empiriques analogues à ceux qu’exprime la démarche scientifique.

Pour la Bible ou le Coran, il est totalement indifférent que le déluge ait réellement eu lieu, que la Mer Rouge ait réellement été traversée ou que Marie ait réellement été vierge dans le sens où ces affirmations seraient en adéquation avec l’Histoire. Elles sont cependant essentielles, non dans le fait qu’elles sont concordantes avec une vérité conforme à la science humaine de l’Histoire, mais par le fait qu’elles sont en tant qu’histoires (avec un h minuscule) porteuses de messages sur l’humain et sa relation avec le divin.

Ainsi, les fondements du monothéisme restent les mêmes, mais les détails varient. Les analyses de texte jointes tentent de montrer comment ces variations se présentent et pourquoi il a fallu qu’elles adviennent.