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Le déluge selon le Coran

Avec le Coran on assiste à un changement important dans le postulat monothéiste. Certes ses bases restent les mêmes, ne serait-ce qu’en raison de la transcendance de Dieu et de la singularité de chaque individu humain. Cependant, quelques points considérés comme essentiels dans la Bible judéo-chrétienne disparaissent ici comme s’ils avaient – en cours de route? – perdu leur raison d’être. D’autres éléments sont ajoutés.
L’une des plus importantes variantes que le Coran amène est la négation du temps de l’histoire, un temps fortement présent dans la Genèse. Si la création d’Adam et d’Ève marque un début incontestable de l’humanité de l’homme (et non nécessairement d’homo sapiens!), le texte du Coran ne trouve nulle part de raison valable pour rattacher une date ou une hiérarchie historique quelconque à un événement lié aux histoires humaines, faisant ainsi disparaître sous des traits génériques, l’événementialité historique et géographique de l’humanité. Reste l’humanité forcément présente, à laquelle il s’adresse : le prophète Muhammad et ceux qui l’écoutent.
L’histoire de Noé et du déluge vient affirmer cette suspension du temps historique pour ne devenir qu’une histoire exemplaire parmi d’autres. D’ailleurs, elle revient à plusieurs reprises dans le texte du Coran avec des variantes qui ne changent en rien sa signification globale.

L’histoire du déluge dans le Coran (XI-25…)

Nous envoyâmes Noé à son peuple disant : « je suis chargé de vous avertir solennellement. N’adorez que Dieu, car je crains pour vous un châtiment douloureux. »

1/ Commentaire

Dès la première phrase, on perçoit la différence. Noé est envoyé à « son » peuple. Le caractère cosmique, universel, du déluge biblique disparaît ici au profit d’une histoire contextuelle et limitée ; en un temps donné (qu’on ne connaît pas), un peuple donné (non identifié), reçoit un message par le biais d’un envoyé de Dieu, Noé lui-même. Ce dernier ne trouve donc pas grâce a posteriori. Dieu sait qu’il ne sauvera que Noé et quelques membres de son groupe à l’exclusion du reste du peuple concerné. Pour le Coran, c’est là une constante de la nature humaine : Dieu envoie un messager à un peuple, il est rejeté, tué ou banni, certains – souvent les plus faibles et les plus déshérités le suivent – alors que les autres persistent dans l’erreur et dans la négation.
Le point essentiel de la distinction entre le discours biblique et le discours coranique vient ici. Dieu a missionné Noé pour prévenir son peuple et lui demander de s’amender. Ceci aussi est un principe général dans le Coran : jamais Dieu ne châtie sans avoir prévenu. Jamais il ne prévient sans pardonner à ceux qui reçoivent le message et choisissent de le suivre, en se repentant et en changeant de comportement. La perspective qui semble se dégager du texte biblique, à savoir que Dieu lance le déluge sans prévenir qui que ce soit d’autre que Noé, est rendue inacceptable dans la perspective de l’éthique musulmane, la « rectification » était donc devenue nécessaire.

Les puissants de son peuple, ceux qui niaient la parole de Dieu, lui dirent :
« Tu n’es qu’un humain comme nous et nous voyons que tu n’es clairement suivi que par la lie du peuple. Nous ne vous trouvons en rien meilleurs que nous, et nous pensons même que vous êtes des menteurs. »

2/ Commentaire

Ce sont souvent (toujours?) les puissants qui discutent et débattent. On peut considérer ceci comme un message à destination des grands bourgeois de la Mecque qui, comme le peuple de Noé, refusent d’écouter Muhammad et de changer leurs comportements. Mais le message est bien entendu plus général. L’arrogance rend sourds tous ceux qui ne veulent pas entendre que leur puissance, toute immense qu’elle puisse être, n’est pas infinie.
Selon le Coran, l’accusation de mensonge est la réponse classique de celui qui ne veut pas entendre la parole de Dieu. C’est un bel exemple de la grille du vouloir qui s’oppose ainsi à la grille du savoir. Entendre la parole de Dieu n’est pas affaire de connaissance mais affaire de volonté…ce qui signifie que le refus d’entendre est donc non pas une question d’ignorance (et par suite d’innocence) mais une volonté de rejet.

Il dit : « O peuple ! Vous n’avez donc pas remarqué que je viens vers vous avec des évidences de mon Seigneur. Il m’a donné sa miséricorde ; mais vous ne l’avez pas vue car vous êtes aveuglés. Nous ne pouvons vous forcer à la voir alors que vous vous y refusez. O peuple, je ne vous demande aucune rétribution car elle ne me viendra que de Dieu. Et je ne saurais repousser ceux qui font confiance à Dieu, car ils vont un jour le rencontrer. Mais je crains que vous ne soyez particulièrement ignorants. O peuple, qui pourra me soutenir [contre Dieu] si j’en venais à les chasser ; n’allez-vous donc pas vous rappeler ? Je ne prétends pas vous dire que je possède tous les secrets de Dieu ; je n’ai aucun savoir concernant l’inconnu. Je ne prétends pas être un ange ; et je ne dis jamais à ceux que vous méprisez que Dieu ne leur donnera pas leur récompense, car Dieu sait ce que dissimulent leurs âmes. Si je faisais de telles choses, je serais injuste. »

3/ Commentaire

Dans ce long monologue, Noé, s’adressant à son peuple, définit en fait la teneur de la prophétie dans sa version monothéiste. Le prophète n’est ni un être surnaturel ni un être humain doté de talents spéciaux. Il n’a aucune autre capacité que celle de transmettre le message par lui reçu. Pourquoi faut-il que le Coran insiste ainsi sur la nature prophétique de Noé? En était-on venus, dans l’Arabie du 6ème siècle, à transformer le nouveau Noé en héros mythique, analogue à Uta-napishtim? S’agit-il seulement de confirmer la prophétie de Muhammad, via celle de ses prédécesseurs ? Ce qui demeure certain, en revanche, c’est que le discours de Noé ici est répété ailleurs dans le Coran par les « grands » de la prophétie : Moïse, Jésus et Muhammad lui-même…dans un procédé rhétorique à chaque fois identique… d’où à nouveau l’actualité de cette histoire pour ceux qui l’écoutent pour la première fois.

Ils répondirent :
« O Noé ! Tu as beaucoup discuté avec nous. Provoque donc ce que tu nous promets, si tu es sincère. »
Il dit :
« C’est Dieu qui le provoquera, s’il le veut. Et vous n’y pourrez rien. Mes conseils ne vous auront servi de rien. Et même si je voulais continuer à vous conseiller, si Dieu veut votre perte, c’est lui qui est votre Seigneur et c’est à lui que vous retournerez. »
(Certains pourront dire, « O Prophète, que tout ceci est le fruit de ton invention. » Dis : « si je l’ai inventé, c’est moi qui porterai cette culpabilité ; mais je serai innocent de la vôtre »).

4/ Commentaire

Cette dernière phrase (entre parenthèses) s’adresse à Muhammad lui-même. Elle le confirme dans la volonté de Dieu qu’il aille jusqu’au bout de sa révélation, alors qu’il est sans doute confronté aux sarcasmes de son auditoire. Le Prophète (Muhammad et tous les autres) ne sont ni des poètes (inventeurs) ni des menteurs. Ils disent ce qu’il leur est commandé de dire.

Noé reçut ensuite la révélation que seuls mettront leur confiance en Dieu ceux parmi son peuple qui l’avaient déjà fait:
« Ne t’attriste donc pas de leurs méfaits et construis des navires avec lesquels nous te sauverons et où tu seras sous notre protection. Et ne nous parle pas de ceux qui ont nié notre parole, car ils seront noyés. »
Noé se mit au travail et chaque fois que les grands de son peuple passaient près de lui, ils le tournaient en dérision. Et il leur répondait :
« Moquez-vous donc de nous ; mais nous allons pouvoir en faire autant. Vous finirez par savoir qui d’entre vous recevra un châtiment qui lui imposera l’humilité [sur Terre] et lui annoncera une peine éternelle [future]. »

5/ Commentaire

Variante essentielle par rapport au texte de la Bible : sur le plan humain, le Salut par l’Arche n’est pas une affaire de famille. Noé emporte avec lui tous ceux qui lui font confiance. On voit ainsi comment fonctionne la variation entre les histoires racontées par la Bible et celles racontées par le Coran : ce dernier intervient sur des points précis. Ceci ne signifie nullement qu’ils étaient « faux » dans la Bible. Pour elle, ils pouvaient être simplement anodins, ou essentiels en raison de leur caractère antinomique avec ce qui était dit dans les mythologies auxquelles la Bible est tenue de répondre. Seulement, ils ont sans doute fini par prendre une importance et une signification déplacées (comme le fait de dire que lorsqu’il y a un homme de foi dans une famille, c’est toute la famille qui est sauvée). La « correction » devient nécessaire : comme le sens passe par le narratif, c’est le narratif qui doit être changé pour que le sens soit précisé.

Le jour promis vint et l’eau commença à monter avec fureur. Nous dîmes :
« Emmène sur les navires, de chaque genre, une paire. »

6/ Commentaire

Éliminées ici aussi les informations à vocation naturaliste. Les « deux paires » ne précisent nullement la nature des animaux qui prennent refuge dans l’arche, ou plutôt dans les arches puisque le texte utilise clairement le pluriel signifiant que c’est tout un groupe de fidèles qui sont sauvés et non seulement la famille de Noé. Rien ne dit dans le Coran qu’il s’agissait de sauver les animaux des eaux, puisqu’il n’est dit nulle part qu’il s’agit d’un déluge universel. On remarquera que les phrases suivantes ne s’intéressent qu’au sauvetage des êtres humains.

Tous les autres sont morts. Seuls ont été sauvés ceux cités plus haut, c’est-à-dire ceux qui ont fait confiance à Dieu ; et ils étaient peu nombreux.
Noé leur dit :
« Embarquez ; Dieu décidera du parcours et de l’abordage. Dieu pardonne et il est miséricordieux. »
Les navires avançaient déjà dans des vagues hautes comme des montagnes, lorsque Noé appela son fils qui se tenait à distance :
« O mon fils ! Embarque avec nous et ne sois pas de peu de foi. »
Son fils répondit :
« Je me réfugierai sur une montagne qui me protègera de l’eau. »

7/ Commentaire

L’un des « arrogants » est le fils de Noé lui-même. Encore un coup dur pour l’histoire du sauvetage familial. Ailleurs dans le Coran (66 ; 10), c’est la femme de Noé qui est mentionnée comme perdante, analogue en cela à la femme de Loth. Ici, l’insistance sur la trahison filiale a une explication claire et aisée. On retrouve – à chaque fois où l’occasion se présente – cette règle qui tente de casser la responsabilité collective (en bien ou en mal). Chacun reçoit le prix de son comportement ou de ses intentions et nul ne peut être tenu pour responsable de l’action de l’autre, y compris dans la plus proche famille. Il est possible aussi que le fait de noyer le fils de Noé sous le déluge permet ainsi au Coran d’éviter l’histoire de l’enivrement de Noé et du châtiment porté à son fils qui l’a vu dans sa nudité. Cette histoire avec laquelle se clôt dans la Bible l’aventure de Noé.

« Rien ne peut te protéger de la décision divine, sauf le miséricordieux lui-même. »
Mais les vagues les empêchèrent de continuer, et il fut parmi les noyés.
Il fut alors dit :
« O terre, ravale ton eau ; et O ciel, éloigne-toi. »
L’eau disparut et l’affaire fut terminée. Les navires s’arrêtèrent sur un lieu appelé Joudi et il fut dit :
« Eloignés sont désormais les gens injustes. »
Noé appela alors son Seigneur, en disant :
« Mon Seigneur, mon fils fait partie des miens ! Mais je sais que ta promesse est la Vérité et que tu es le plus sage des juges. »
Il dit :
« O Noé ! Ton fils ne fait pas partie des tiens car il s’est mal conduit. Ne t’interroge donc pas sur ce que tu ne peux comprendre. Je te donne un conseil afin que tu ne sois pas compté parmi les ignorants. »
Il répondit :
« Mon Seigneur, évite que je m’interroge sur ce que je ne peux comprendre ; si tu ne me pardonnes pas et si tu ne m’accordes pas ta miséricorde, je serai perdant. »
Il dit :
« O Noé, quitte ton navire en paix, avec la bénédiction de Dieu sur toi et sur certains peuples qui viendront de ceux qui t’accompagnent. D’autres chercheront – et auront – les plaisirs du monde ; ils seront ensuite atteints d’une grande tourmente. »

8/ Commentaire

« Ne t’interroge donc pas sur ce que tu ne peux comprendre ». Thème fort de la révélation monothéiste, qui apparaît dans l’histoire de Tobie, par exemple ou à nouveau dans le Coran dans l’une des histoires de Moïse. Dieu est le seul maître des destinées, mises sous condition de la liberté humaine de choix et d’action. Ni les puissants (réels) ni la fatalité (mythique) ne peuvent rompre ce contrat étroit entre l’être humain et le Dieu Unique.