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Le déluge selon l’Épopée de Gilgamesh

Il existe de nombreuses versions de l’histoire du Déluge que l’on retrouve sur des tablettes postérieures et antérieures à l’épopée de Gilgamesh. C’est cependant ce texte que nous présentons ici. Il est sans doute le plus accompli sur le plan littéraire, ce qui ne signifie nullement qu’il est aussi le plus conforme aux croyances des gens. D’ailleurs, la manière dont il est raconté – suspense, émotions, etc. – donne l’impression qu’il était relaté oralement – comme lors d’un spectacle – ainsi que l’on faisait pour de nombreuses histoires héroïques des Anciens… De ce fait, il faut le considérer plus proche de l’Iliade et de l’Odyssée que des mythes fondateurs dont il n’a pas la solennité.

Uta-napishti <comment nº1> expliqua donc à Gilgamesh ;
« Gilgamesh, je vais te révéler un mystère,
Je vais te confier un secret des dieux!

1/ Commentaire

Uta-napishti a reçu l’immortalité en « cadeau » pour la réussite de son entreprise de salut. L’immortalité ainsi acquise ne se situe pas dans un autre monde. Uta-napishti est destiné à vivre éternellement sur Terre. Thèse inacceptable autant pour la Genèse, que pour le Coran. La mort du corps est un phénomène naturel (ni châtiment ni faiblesse). C’est la possibilité de la mort de l’esprit qui est amenée – comme le dit Saint Paul – par le péché (et la chute) d’Adam.

Tu connais la ville de Shurrapal,
Sise [sur le bord] de l’Euphrate,
Vieille cité, et que les dieux hantaient.
C’est là que prit aux grands-dieux l’envie
De provoquer le Déluge:

2/ Commentaire

L’envie n’est pas une caractéristique du Dieu transcendant. Ce dernier n’agit pas impulsivement, même si ses attitudes sont exprimées par des attributs parfois anthropomorphiques, tels que colère ou jalousie. Dans le texte relaté par Uta-napishti, le narrateur se limite à la prise de décision soudaine….par envie. Ailleurs, l’explication est plus développée : les humains faisaient trop de bruit et gênaient particulièrement une déesse Bêlet-ili/Ishtar (l’Astarté des phéniciens, l’Aphrodite des grecs et la Vénus des Romains) ou, dans d’autres versions, le dieu Enlil.

[Les instigateurs en étaient Anu, leur père ;
Enlil-le-preux, leur souverain :
Leur préfet, Ninurta,
Et Ennugi, leur contremaître.
Or, bien qu’ayant juré avec eux le secret,
Éa le prince
Répéta leur propos à la palissade d’Uta-napishti :
« Palissage! ô palissade! Paroi! paroi!
Ecoute, palissage! Rappelle-toi, paroi!
O roi de Shurrupak, fils d’Ubar-Tutu,
Démolis ta maison pour te faire un bateau ;
Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ;
Détourne-toi de tes biens
Pour te garder sain et sauf!
Mais embarque avec toi
Des spécimens de tous êtres-vivants!
Le bateau que tu dois fabriquer
Sera une construction équilatérale :
A largeur et longueur identiques.
Tu le toitureras [com]me l’Apsû!
Moi, lorsque j’eus compris, je dis à monseigneur Éa :
« Monseigneur, l’ordre que tu viens de me donner,
[Je m’y ap]pliquerai et l’exécuterai!
[Mais comment] faire face à ma ville :
Au peuple et aux anciens? »
Alors Éa ouvrit la bouche, prit la parole
Et s’adressa à moi son serviteur :
« [Hom]me! Tu leur diras ceci :
‘[Je cra]ins qu’Enlil ne m’ait pris en haine.
Je ne resterai donc plus en votre cité,
Je ne garderai plus les pieds sur le territoire d’Enlil,
[Mais je des]cendrai en l’Apsu
Demeurer auprès de monseigneur Éa.
Alors, Enlil fera pleuvoir [sur] vous l’abondance :
Oiseaux [à profusion] et poissons par corbeilles.
[Il vous accorde]ra les moissons les plus riches.
[Sur vous il fera choir, dès l’aurore], des petits-pains,
et des averses de grains-de-froment, [au crépuscule]' »

3/ Commentaire

Uta-napishti est donc encouragé par son dieu-sauveur à mentir au peuple, qui est supposé en plus l’aider à construire son arche. La totalité du projet est ainsi fondée sur une série de ruses. On est bien loin d’une leçon de morale.

[Au premier] point du jour,
Tout le pays se rassembla [autour de moi] :
[Les charpentiers avec leurs doloi[res],
[Les roseleurs m]unis de leurs maill[oches de pierre].
[…] les hommes […]
[…] le secret.
Les plus petits apportaient le bitume,
Les plus pauvres, le fourniment.
Au bout de cinq jours, j’avais monté l’armature du bateau :
3600 (mètres carrés) pour sa superficie,
60 (mètres) pour ses flancs,
Et son périmètre extérieur, carré sur 60 (mètres) de côté,
Puis j’en établis et aménageai le cadre interne,
Le plafonnant à six reprises,
Pour le subdiviser en sept étages,
Dont je décomposai le volume en neuf compartiments.
Je plantai en ses flancs
Des chevilles à l’épreuve de l’eau (?).
Puis je pourvus aux gaffes et mis l’armement en place.
Je jetai au creuset 10800 (litres?) d’asphalte,
Ce qui donna (?) autant de bitume.
Les porte-baquets ayant chargé
(Ces) 10800 (litres?) d'(« huile »),
Déduction faite des 3600 nécessaires au calfatage,
Le capitaine en mit donc 7200 en réserve.
Pour les artisans, je fis abattre quantité de bœufs,
Et sacrifiai chaque jour des moutons :
Cervoise, bière fine, huile et vin,
Ces mêmes ouvriers en consommèrent
Autant qu’eau de rivière!
On fit enfin une fête comme pour l’Akîtu
Et moi, [au coucher du soleil, je fis] toilette.
[Le soir du septièm]e jour, le bateau était achevé.
[Mais comme sa mise à l’eau (?)]
Était difficile à assurer,
On amena, du haut en bas, des rondins de roulage (?),
Jusqu’à ce que ses flancs
Fussent immergés aux deux tiers.
[Le lendemain matin, tout ce que je possédais],
Tout ce que j’avais d’argent,
Tout ce que j’avais d’or,
Tout ce que j’avais de spécimens d’êtres-vivants.
J’embarquai ma famille et ma maisonnée entières,
Ainsi que gros et petits animaux-sauvages,
Et tous les techniciens.
Shamash m’avait fixé le moment, (me disant) :
« Lorsque, dès l’aurore, je ferai choir des pet[its-pains],
Et des averses de grains-de-froment au crépuscule,
Entre dans le bateau et obtures-en l’écoutille! »

4/ Commentaire

Shamash est le dieu-soleil, qui agit ici de concert avec Éa. Les mésopotamiens avaient des dieux de natures différentes, les uns étaient associés à un élément naturel (tels que Shamash), d’autres se tenaient à une distance respectable de tout naturalisme. Tel était le cas pour les dieux les plus importants ; Éa (le prince des Dieu) et Marduk (le dieu justicier). Il y a, chez certains dieux mésopotamiens, une petite tonalité moralisatrice – ou un sens de la justice – qui a fait dire à plusieurs analystes que le monothéisme a dû prendre ses racines dans la mythologie mésopotamienne. Ces interprétations négligent cependant de mentionner le fait que le monothéisme n’est pas un syncrétisme religieux, mais qu’il se positionne toujours en rupture avec les croyances anciennes. Le monothéisme ne fonctionne pas « comme » les mythes, mais « contre » eux, ce qui lui donne une perspective radicalement différente, révolutionnaire.

Et ce moment arriva :
Dès l’aurore, il chût des petits-pains,
Et des averses de grains-de-froment au crépuscule.
J’examinai l’aspect du temps :
Il était effrayant à voir !
Je m’introduisis donc dans le bateau
Et en obturai l’écoutille :
Celui qui la ferma, Puzur-Amurru, le rocher,
Je lui fis cadeau de mon palais, avec ses richesses.
Au premier point du jour, le lendemain,
Monta de l’horizon une noire nuée
Dans laquelle tonnait Adad,
Précédé de Shullak et de Hanish,
Hérauts divins qui sillonnaient monts et plaines.
Nergal arracha les étais des vannes célestes,
Et Ninurta se précipita
Pour faire déborder les barrages d’en-haut,
Tandis que les Annunaaki, brandissant leurs torches,
Incendiaient de leur embrasement
Le pays tout entier.
Adad étendit dans le ciel son silence-de-mort,
Réduisant en ténèbres tout ce qui avait été lumineux!
[…] brisè[rent] la terre comme un pot!
Le premier jour que [souffla] la tem[pête],
Si fort elle souffla que […]
Et [l’Anathème] passa comme la guerre sur les [hommes].
Personne ne voyait plus personne:
Les foules n’étaient plus discernables
Dans cette trombe d’eau.
Les dieux étaient épouvantés par ce Déluge :
Prenant la fuite,
Ils escaladèrent jusqu’au ciel d’Anu,
Où tels des chiens, ils demeuraient pelotonnés
Et accroupis à terre.

5/ Commentaire

Ce genre d’analogie est bien évidemment totalement proscrit dans le monothéisme. La comparaison ici est clairement péjorative. En établissant un Dieu transcendant, le monothéisme lui octroie – outre l’omnipotence, l’omniscience et l’omniprésence – une dignité qui, en retour, se reflète sur la valeur de l’être humain crée à son image.

La Déesse criait comme une parturiente –
Bêlet-i[li] à la belle voix se lamentait (, disant) :
« Ah! S’il pouvait n’avoir jamais existé, ce jour-là
Où, parmi l’assemblée des dieux,
Je me suis prononcée en mauvaise part!
Comment ai-je pu ainsi déparler
Dans l’assemblée des dieux?
Comment ai-je pu décider ce carnage
Pour faire disparaître les populations?
Je n’aurai donc mis mes gens au monde
Que pour en remplir la mer, comme de poissonnaille? »
Et les Anunnaki divins de se lamenter avec elle !
Tous les dieux demeuraient prostrés,
En larmes, en désespoir,
Lèvres brûlantes et dans l’angoisse (?).
Six jours et sept nuits durant,
Bourrasques, pluies-battantes, ouragans et Déluge
Ne cessèrent de saccager la terre.
Le septième jour arrivé
Tempête, Déluge et hécatombe stoppèrent,
Après avoir distribué leurs coups, au hasard,
Comme une femme dans les douleurs.
La mer se calma et s’immobilisa,
Ouragan et Déluge s’étant stoppés!

6/ Commentaire

L’une des erreurs les plus fréquemment commises dans la lecture interprétative des textes sémitiques est celle de prendre à la lettre les nombres et les quantités utilisés ou de les considérer comme porteurs d’un sens et par suite comme dignes d’interprétation. Ces nombres peuvent certes émaner d’une numérologie et d’un symbolisme rituel mais ils peuvent tout aussi bien être liés à des tournures de langage, comme lorsqu’on dit en français qu’on a vu trente six chandelles. « Sept », « douze » ou « quarante » jouent souvent ce rôle (originellement rituel), mais démythifié par son passage dans le langage courant. C’est ainsi qu’on peut parler des 1001 nuits, ou d’Ali Baba et ses 40 voleurs, qui – dans les deux cas – n’ont bien entendu rien de divin.

Je regardai alentour : le silence régnait :
Tous les hommes avaient été (re)transformés en argile
Et la plaine-liquide semblait un toit-terrasse!

7/ Commentaire

L’être humain est fabriqué à partir de l’argile. Le thème est récurent dans les mythologies anciennes et on le rencontre aussi en Égypte. La Genèse l’adopte, mais seulement en un deuxième temps (2 ; 7). La première version de la Création, comme celle de tout ce qui existe, est clairement ex-nihilo (1 ; 26…). Il convient de noter ici que la destruction de l’humanité ne signifie pas nécessairement « toute » l’’humanité. Les mythologies ont partout et toujours eu tendance à considérer comme des êtres humains les membres du groupe et à qualifier les groupes autres d’attributs souvent insultantes, qui leur dénient le caractère humain. L’idée d’une humanité globale ne naît que tardivement.

J’ouvris une lucarne
Et l’air vif me sauta au visage.
Je tombai à genoux, immobile, et pleurai,
Les larmes me dévalant sur les joues.
Puis du regard je cherchai les côtes, à l’horizon.
A quelques encablures, une langue de terre émergeait :
C’était le mont Nishir, où le bateau accosta.
Le Nishir le retint, sans le laisser repartir :
Un premier, un second jour, le Nishir le retint,
De même :
Lorsqu’arriva le septième jour,
Je prix une colombe et la lâchai.
La colombe s’en fut, puis revint :
N’ayant rien vu où se poser, elle s’en retournait.
Puis je prix une hirondelle et la lâchai :
L’hirondelle s’en fut, puis revint :
N’ayant rien vu où se poser, elle s’en retournait.
Puis je prix un corbeau et le lâchai.
Le corbeau s’en fut,
Mais, ayant trouvé le retrait des eaux,
Il picora, il croassa (?), il s’ébroua,
Mais ne s’en revint plus.
Alors je dispersais tout aux quatre vents
Et je fis un sacrifice.
Disposant le repas sur le faîte de la montagne!
Je plaçai de chaque côté sept vases-rituels à boire,
Et, en retrait, versai dans le brûle parfums
Cymbo, cèdre et myrte.

Les dieux, humant l’odeur,
Humant la bonne odeur, s’attroupèrent comme des mouches
Autour du sacrificateur!

8/ Commentaire

L’idée que Dieu puisse humer les odeurs des sacrifices apparaît encore dans la Torah, même si – souvent – Dieu réagit en exprimant son rejet des sacrifices lorsque ces derniers remplacent la droiture par lui exigée. L’idée que Dieu puisse humer l’odeur de quoi que ce soit, trop anthropomorphique, est totalement abandonnée dans le Coran, mais Dieu continue à « voir » et à « entendre », perceptions plus abstraites, plus appropriées pour un usage métaphorique, que le goût ou l’odorat.
Apprécie également l’analogie « comme des mouches ». Ce genre de commentaires rend pratiquement certain le fait que les textes qui composent l’épopée de Gilgamesh s’étaient déjà très fortement éloignés des pratiques sacrées de ceux qui les écoutaient. Certes, les anciens n’avaient pas toujours un grand respect pour leurs dieux (témoin les grecs!), mais le ton de dérision est ici tellement fort qu’il fait plus penser à Aristophane qu’à Euripide ou même à Homère.

Mais, dès son arrivée la princesse-divine
Brandit le collier de grosses « mouches »
Qu’Anu lui avait fait au temps de leurs amours
« Ô dieux ici présents, je n’oublierai jamais
Ces lazulites de mon collier :
Jamais je n’oublierai non plus, ces jours funestes ;
J’en ferai toujours mémoire!
Les autres dieux peuvent venir prendre part au repas,
Mais Enlil n’y devrait point paraître,
Puisque, inconsidérément, il a décidé le Déluge
Et livré mes gens à l’extermination! »
Enlil, pourtant, aussitôt arrivé,
Aperçut le bateau et entra en fureur,
Plein de courroux contre les Igigi :
« Quelqu’un a donc eu la vie sauve,
Alors qu’il ne devait pas rester un seul survivant? »
Ninurta ouvrit alors la bouche, prit la parole
Et s’adressa à Enlil-le-Preux :
« Qui donc, hormis Éa,
Pouvait mener à bien une pareille opération,
Puisque Éa sait tout faire? »
Éa ouvrit donc la bouche, prit la parole
Et s’adressa à Enlil-le-Preux :
« Mais toi, le plus sage des dieux, le plus vaillant,
Comment donc as-tu pu, aussi inconsidérément,
Décider le Déluge?
Fais porter sa coulpe au seul coupable,
Et son péche au seul pécheur!

9/ Commentaire

Au premier abord, on pourrait penser que le fait de faire porter au seul coupable la responsabilité de son acte est une preuve que les babyloniens avaient déjà bien compris la responsabilité individuelle. Hélas, cette impression est défaite dans les lignes qui suivent, puisque Éa s’empresse de souhaiter que le châtiment ait été moindre, se contentant d’une disette ou d’une épidémie tout aussi arbitraires que le déluge. Le code de Hammourabi fonctionne ainsi. Par moments, la peine est limitée au seul responsable, à d’autres, c’est un innocent (dans le sens moderne du terme) qui subit le châtiment pour la faute d’un autre. Cette idée est radicalement supprimée par le monothéisme sous toutes ses formes.

Ou alors, ne les supprime point : pardonne-leur!
Ne les [anéantis] pas : sois-leur clément!
Plutôt que le Déluge,
Mieux eussent valu des lions, pour décimer les hommes!
Plutôt que le Déluge,
Mieux eussent valu des loups, pour déc[imer] les hommes!
Plutôt que le Déluge,
Une disette eût mieux valu, pour dé[biliter] le pays!
Plutôt que le Déluge,
Une épidémie eût mieux valu
Pour fr[apper] ça et là les hommes!
Non! Je n’ai pas dévoilé le secret
Juré par les grands-dieux
J’ai seulement fait voir à Supersage un songe,
Et c’est ainsi qu’il a appris ce secret!
A présent, décidez de son sort!
Alors Enlil monta sur le bateau,
Me prit la main et me fit monter avec lui,
Et fit monter et s’agenouiller avec moi ma femme.
Il nous toucha le front,
Et, debout entre nous, nous bénit en ces termes :
« Uta-napishti, jusqu’ici, n’était qu’un être-humain :
Désormais, lui et sa femme
Seront semblables à nous, les dieux!
Mais ils demeureront au loin :
À l’embouchure-des-fleuves! »
C’est ainsi qu’on nous enleva,
Pour nous installer au loin,
À l’embouchure-des-fleuves! »

10/ Commentaire

On retrouve cette expression (semblables à nous) dans la Genèse à propos de l’homme après qu’il eut acquis la connaissance du bien et du mal. La fin de l’innocence, en somme. Ici « semblable à nous » se réfère à l’immortalité, objet des convoitises de Gilgamesh.