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La Tribu

L’un des plus grands défis qui nous confrontent aujourd’hui est de réapprendre à penser la tribu car sa nature archaïque la rend réfractaire à une prise en compte conceptuelle, rationnelle et donc, forcément, individualisante.

La tribu est l’état naturel (et primitif) de l’être humain.

Elle est un fait biologique et anthropologique : biologique car, au sein de la tribu, l’individu n’existe pas et – inversement – notre appartenance tribale nous régénère sur le pan affectif ; anthropologique, car une tribu d’hommes n’est pas une tribu de singes. En plus des affects dont sont également dotés nos lointains cousins, la tribu humaine se nourrit de la mémoire, de l’imaginaire et de la puissante fonction symbolique de ses membres.

En tant que fait bio-anthropologique, la tribu peut se définir et se décrire d’une manière universelle : toutes les tribus humaines fonctionnent de la même façon. Mais chaque tribu est différente de ses voisines car une tribu ne peut exister sans se différencier des autres.

La tribu est identifiable à certaines caractéristiques qu’elle seule possède et qui, en général, se rencontrent toutes ensemble, en raison des liens logiques étroits qui s’établissent naturellement entre elles :

  • La tribu se définit en premier par la distinction radicale entre le dehors et le dedans, entre le « nous » et le « eux ».
  • À l’intérieur d’une tribu, un ou plusieurs référents font office d’identité et d’appartenance : langue, culture, symboles, rites, mythes, règles, traditions, coutumes, habitudes, valeurs.
  • Ces référents peuvent varier à l’infini autour de la planète, le fait tribal qui les sous-tend sera toujours et partout présent.
  • Le moyen le plus précis pour identifier une tribu est de découvrir l’élément sacré autour duquel sa vie s’organise. Chaque tribu a un sacré qui lui est particulier. Il n’est pas nécessairement ancré dans le champ religieux classique.
  • Pour les membres d’une tribu, ce sacré constitue la limite à ne pas dépasser, sauf à se mettre en danger de mort ou d’exclusion (la seconde menace étant parfois de loin pire que la première- voir par exemple l’ostracisme chez les Grecs anciens).
  • Le sacré tribal se manifeste sur le terrain au travers de trois formes d’exclusion : l’une, extérieure, est celle de l’étranger, les deux autres, internes, sont l’exclusion du criminel et celle du fou. Ces trois formes de régulation cristallisent le sacré tribal et lui permettent de rester bien présent dans les consciences individuelles et collectives.
  • En tant qu’entité biologique, la tribu n’a qu’une seule finalité : survivre. Elle doit donc être protégée par ses membres ; ses valeurs sacrées doivent être défendues au prix de n’importe quel sacrifice, celui d’autrui (bouc émissaire) ou celui de la propre vie de chacun de ses membres ; le test ultime de l’appartenance tribale est donc toujours la violence et la mort.
  • Dans la tribu, il n’y a ni individu, ni conscience de soi, ni Raison (en dehors de la rationalité scientifique, celle de l’anthropologue qui constate l’existence de la tribu et la rationalité de son comportement), ni volonté, ni liberté. Tous ces concepts ont été inventés par les forces individualisantes de la rationalité grecque et monothéiste.
  • La tribu se nourrit d’affects puissants et contagieux dont certains sont adressés à l’extérieur (peur et haine), d’autres destinés à usage intérieur et extérieur (fierté, honte, sens de l’honneur, gloire, etc.).
  • La tribu se nourrit des conflits avec les autres tribus ; elle ne connaît ni générosité, ni doute, ni respect de l’autre ; ses principaux comportements sont dictés par l’intérêt, le rapport de force et l’habileté stratégique ; la tribu ne connaît pas l’intelligence, mais elle connaît très bien la ruse.
  • La tribu est un phénomène contagieux car l’existence d’une seule tribu incitera les communautés voisines à adopter les mêmes comportements et les mêmes valeurs, ne serait-ce que pour pouvoir lui résister.
  • À un plus ou moins grand degré, nous appartenons tous – même de nos jours – à des entités tribales. La preuve : tous les conflits sociaux, petits ou grands, régionaux, locaux, internationaux, économiques, politiques, qui secouent (aujourd’hui comme toujours) la planète et à la base desquels on trouve régulièrement la gloire, l’intérêt du groupe et la fierté de l’appartenance (y compris dans les gangs des plus pauvres ou les clubs des plus riches).
  • Le règne tribal met le futur de l’humanité en danger. Reste donc à savoir comment maîtriser le mal tribal qui ronge naturellement l’humanité et auquel elle ne semble pouvoir échapper qu’épisodiquement.
  • Le fait tribal n’est pas une invention théorique ; la prise de conscience de son existence domine la pensée occidentale (philosophique, anthropologique, sociologique, économique, politique) ; seuls diffèrent les jugements de valeur le concernant.

On ne verra jamais la tribu dans son inquiétante réalité si on s’obstine à la penser comme un fait archaïque, dont on ne trouve que quelques exemplaires au fin fond de terres éloignées, telles que l’Afghanistan ou l’Amazonie. La tribu est un phénomène atemporel, elle apparaît parfois là où on l’attend le moins et les comportements tribaux peuvent se manifester y compris dans le cadre de la modernité la plus pointue. Pour la détecter, il suffit d’en rechercher les principaux signifiants.